Loin des clichés du GHB en boîte, la majorité des viols sous soumission chimique impliquent alcool ou anxiolytiques, souvent utilisés par des proches. Un fléau invisible, et presque impuni.
La drogue du viol n’est pas celle que l’on croit
Le phénomène de la soumission chimique est un phénomène d’aveuglement collectif qui s’étend jusqu’aux plus hautes instances. Le SPF Justice et le parquet de Bruxelles ne disposent d’aucune donnée chiffrée à ce sujet. Selon la police fédérale, il y a eu 141 cas de soumissions chimiques avérées sur près de 4.000 procès-verbaux enregistrés pour viol en Belgique en 2023. Ce qui, on le devine, n’est que l’arbre qui cache la forêt. La plupart de mes intervenant·e·s, par stupeur ou par déni, m’ont invoqué la figure du monstre lors d’interviews. Il n’y a pourtant aucun méchant Disney dans toutes ces histoires, seulement des hommes atrocement banals comme l’a montré l’affaire des viols de Mazan. En France, le procès des 50 hommes accusés d’avoir violé Gisèle Pelicot a enfin levé le voile sur un véritable angle mort. Des viols sous soumission chimique à l’aide de GHB se déroulent en toute impunité dans le monde de la nuit – le phénomène #balancetonbar en Belgique l’a prouvé –, mais il ne s’agit que de la partie émergée de l’iceberg. La plupart de ces viols ont lieu dans le cadre familial, avec des produits légalement accessibles.
« Le GHB est loin d’être la substance la plus utilisée, c’est un mythe », explique Maurizio Ferrara, psychologue chez Infor Drogues. « La plupart des agresseurs utilisent ce qu’ils ont chez eux, de l’alcool ou des anxiolytiques comme le Xanax ou le Lexomil. Ces derniers font partie de la famille des benzodiazépines, prescrits pour soulager l’anxiété ou l’insomnie. À forte dose, la personne qui en prend à son insu se retrouve désinhibée ou inconsciente. On l’a vu, si l’auteur des faits est suffisamment méticuleux, la personne abusée peut même ne jamais s’en rendre compte. » Différents symptômes peuvent néanmoins alerter par la suite : amnésie, somnolence, vertiges, troubles du comportement… « Il peut y avoir des douleurs gynécologiques ou des saignements », ajoute Maurizio Ferrara. « La victime se réveille et se rend compte que son chemisier est mal boutonné. Parfois, des images circulent sur internet ou dans des conversations privées. »
75 % des victimes de viol connaissent leur agresseur
Parmi les idées reçues, exit aussi le mythe d’un prédateur sexuel rencontré par malchance en boîte. La soumission chimique est majoritairement le fait de proches. On citera le cas de la députée Sandrine Josso qui a porté plainte contre le sénateur Joël Guerriau qu’elle décrit comme son ami depuis plus de 10 ans, l’accusant de l’avoir droguée à son insu en vue de l’agresser sexuellement. « Dans neuf cas sur dix, les victimes de soumission chimique sont des femmes », explique Danièle Zucker, docteure en psychologie et analyste du comportement criminel.
Elle dresse un portrait très clair des auteurs et de leur mode opératoire. « Le viol n’est pas une affaire de sexe. Il n’a rien à voir avec une attirance ou une pulsion sexuelle. C’est une question de pouvoir, et la soumission chimique s’intègre parfaitement dans cette quête de domination. Lorsque la victime est inerte, on obtient un contrôle absolu sur elle. On ne doit plus faire appel à la force, il n’y a plus de souvenirs pour témoigner, et les drogues utilisées ne sont détectables que durant un laps de temps très court. C’est une façon extrêmement sournoise de s’assurer une impunité totale. » Il existerait d’ailleurs différents types de viols : le viol d’opportunité qui demeurera un acte unique, simplement parce que « l’occasion s’est présentée », puis le viol prémédité. « Pour ces violeurs-là, le contrôle absolu peut se transformer en véritable addiction. On estime qu’ils feront une centaine de victimes tout au long de leur vie. »
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La définition du consentement en Belgique et en France
En Belgique, pour mieux s’attaquer aux infractions sexuelles, la nouvelle loi du 21 mars 2022 donne une définition très claire du consentement : « Il n’y a pas de consentement lorsque l’acte à caractère sexuel a été commis en profitant de la situation de vulnérabilité de la victime due notamment à un état de peur, à l’influence de l’alcool, de stupéfiants, de substances psychotropes ou de toute autre substance (…) Il n’y a pas de consentement lorsque l’acte à caractère sexuel a été commis au préjudice d’une victime inconsciente ou endormie. » À l’infraction de base, qu’il s’agisse d’un viol ou d’une atteinte à l’intégrité sexuelle, le législateur prévoit une circonstance aggravante à la peine. On parle généralement d’une réclusion de 15 à 20 ans de prison.
La France ne dispose quant à elle pas de définition explicite du consentement. Un rapport sexuel imposé n’est pas nécessairement un viol car, si l’auteur n’a pas conscience de forcer le consentement, l’infraction n’est pas constituée. Une brèche juridique dans laquelle les coaccusés de l’affaire des viols de Mazan se sont engouffrés, affirmant qu’ils ignoraient que Gisèle Pelicot était inconsciente et non consentante.
2 % des procès mènent à une condamnation effective en prison
Pour autant, il n’y a pas plus de condamnations en Belgique qu’en France. En cause ? « La charge de la preuve repose sur la victime, c’est à elle de prouver qu’elle n’a pas consenti », explique Maître Caroline Poiré, avocate spécialisée dans les violences sexuelles. « Dans le cas d’un viol sous soumission chimique, la victime devra donc prouver qu’il y a eu administration de substance, que celle-ci s’est faite à son insu, et qu’il y a eu un acte à caractère sexuel non consenti ensuite. Lorsqu’on porte plainte, il faut rédiger une déclaration avec le plus de détails circonstanciés possibles. Or, même sans substance, il est déjà très difficile d’accéder à des souvenirs précis à cause de l’amnésie dissociative liée au traumatisme. Sans parler de la honte et de la culpabilité qui empêchent les victimes de parler. »
Résultat ? « La moitié seulement des victimes arrivent à porter plainte. La moitié de ces plaintes mènent à un procès, et 2 % seulement de ces procès mènent à une condamnation effective de prison », résume Miriam Ben Jattou, directrice de l’association Femmes de Droit. Encore faut-il considérer la prison comme une solution. « On pense encore que plus la peine est forte, plus elle est préventive, c’est faux. » Pour rappel, le taux de récidive en Belgique est de 60 %, tous crimes confondus, selon l’Institut national de criminalistique et de criminologie (INCC).
Comment lutter contre la soumission chimique ?
L’Espagne, suite à l’affaire « la meute » en 2018 qui avait bouleversé le pays, possède une législation particulièrement avant-gardiste sur les violences faites aux femmes. « Là-bas, par exemple, tous les hommes condamnés à une peine de prison pour viol sont forcés de suivre des stages pour déconstruire la masculinité. » Une loi qui cible également le développement de l’éducation affective et sexuelle à l’école, et renforce l’attention sur les victimes de violences sexuelles et leur indemnisation. En Australie, la personne violée n’est pas victime, mais le témoin clé du procès. Le viol est ainsi considéré comme un crime contre la société. Il n’est pas question un seul instant que les avocats du ou des accusés puissent mettre en cause sa vie, ses mœurs et son passé comme a dû l’endurer Gisèle Pelicot. « Ce qu’il y a d’effrayant dans le procès en cours, c’est le message : “Si votre dossier n’est pas béton, ne portez pas plainte, et même s’il l’est, vous mériterez de vivre ça” », déplore Miriam Ben Jattou.
Dans ce vaste marasme, il ne reste plus qu’à saluer les initiatives qui, à défaut de prévenir, tentent de guérir. C’est le cas des centres de prise en charge des violences sexuelles (CPVS). Gratuits et ouverts 24/7, ils regroupent en un seul lieu les différents corps de métiers qu’une victime de violences sexuelles sera amenée à rencontrer, de la prise en charge au dépôt de la plainte. Seul bémol, comme souvent : le manque de moyens financiers et humains. En Belgique, on estime qu’entre deux et quatre
enfants par classe issues des différentes écoles du pays sont victimes d’inceste selon les chiffres de SOS Inceste. En 5 ans, les CPVS n’ont pu recevoir que 11.000 personnes. « Le personnel dans ces services a plus de travail que ce qui est humainement acceptable. » Or, la pédopsychiatre Sandrine Bonne rappelait récemment dans « Le Monde » que « le rapport perturbé des délinquants sexuels à eux-mêmes, à l’autre et à la loi, s’est le plus souvent forgé dans des environnements familiaux perturbés ». L’autre question que l’on se pose dès lors est : comment, sans jamais excuser ni inverser la responsabilité des auteurs de violences sexuelles, agir à la racine pour mettre fin à cette machine infernale ?