Il y a vingt ans, dans un petit atelier en briques rouges, planqué dans une arrière-cour de Bruxelles, une marque est née. Pas un concept marketing. Pas une machine à fric. Juste une envie de faire les choses autrement, à la main, avec du cœur et une vraie vision esthétique. Je n’y étais pas au début. Moi, je suis arrivée quelques années plus tard. Mais depuis, je n’ai plus jamais décroché. J’étais fraîchement diplômée d’une école de design textile, mais surtout avide de concret. Je ne sais plus comment j’y suis entrée un jour. Quelqu’un m’avait conseillé de passer, je ne sais même plus qui. Et elle m’a ouvert. La fondatrice. Une femme lumineuse, créative, sensible, bordélique. Elle m’a offert un café, m’a montré un carnet de croquis, et on a parlé. À la fin, elle m’a dit : « Viens lundi. On verra bien. » Je n’ai jamais quitté l’endroit depuis. C’était minuscule. On bossait à deux au départ, puis à trois, puis à quatre. Pas vraiment de hiérarchie, pas de process. Juste une sorte de ruche douce où les idées fusaient, où chaque détail comptait. On créait lentement, avec beaucoup de soin, de tests, d’échecs aussi. Mais chaque collection racontait quelque chose. On n’était pas dans la mode, on était dans la narration textile. Et les gens ont accroché. Petit à petit, ça a pris. La presse en a parlé, puis des concept stores à Anvers, à Berlin, à Copenhague. On commençait à être reconnues. On n’a jamais explosé, mais on s’est taillé une vraie place, avec notre ton, notre univers. On avait nos clientes fidèles, nos fans discrets. Mais malgré ça, chaque fin d’année c’était la même histoire : pas de bénéfices. Juste de quoi continuer. Et on s’en contentait. La liberté, ça valait bien plus.
Jusqu’au jour où un groupe est venu frapper à la porte. Une grosse boîte, bien installée, avec des actionnaires, des chiffres, des stratégies à cinq ans. Ils voulaient « investir », « accélérer notre développement », « structurer la croissance ». On a longuement hésité. On savait que c’était risqué. Mais la promesse était belle : plus de moyens, plus de visibilité, moins de galères logistiques. Et puis, après presque deux décennies à naviguer à vue, on s’est dit que ça pouvait nous faire du bien. On a signé. Toutes les quatre, ensemble. Les six premiers mois, c’était plutôt cool. Ils nous laissaient tranquilles. On avait plus de matériel, un studio photo, des outils plus performants. On respirait. Puis un type est arrivé. Un genre de consultant. Il a passé la journée à nous observer, sans dire un mot, le regard vide, mais le fichier Excel affûté. Après lui, l’enfer. Tout est devenu process. Chaque idée devait être validée par une « task force ». Chaque décision passait par des réunions interminables avec des gens qui ne comprenaient rien à notre métier. Ils parlaient de « capsules », de « retours sur investissement », de « délais de time-to-market ». On leur parlait de matières, de rythme, de storytelling. Ils levaient les yeux au ciel.
Ils ont commencé à imposer leurs fournisseurs. À raccourcir les délais. À nous demander de produire plus, plus vite, pour moins cher. Nos créations perdaient de leur identité. Notre équipe, de sa motivation. L’atelier est devenu silencieux. Plus de musique, plus de fous rires, juste des injonctions. Ils ont déplacé l’une d’entre nous au stock. Raccourcis les horaires d’une autre. Tout ce qui faisait notre force – notre lenteur, notre liberté, notre soin – devenait un problème à résoudre.
En deux ans, ils ont vidé la marque de sa substance. Les clientes ont senti le changement. Les commandes ont chuté. Et un jour, sans surprise, ils ont annoncé la fermeture. Juste un mail. Trois lignes. Merci, au revoir.
Mais voilà ce qu’ils n’ont pas compris : une marque, ce n’est pas juste un logo. Ce n’est pas un business model. C’est une énergie collective. Un état d’esprit. Une manière de faire le monde. Et ça, ils n’ont jamais pu le racheter.
Alors oui, la boîte a fermé. L’atelier est vide. Le site est mort. Mais nous, on est encore debout.
L’une d’entre nous a lancé son propre studio à Saint-Gilles, avec une approche plus sociale, plus locale. Une autre bosse dans une ASBL qui initie des jeunes à la création textile. Moi, j’ai repris un espace partagé où je coache de jeunes créatrices, je fais de la transmission, je bricole aussi un peu, je teste, je joue. Quant à elle, la fondatrice, après quelques mois difficiles, elle est partie en résidence d’artistes. Elle bosse sur un projet complètement fou mêlant poésie et textile. Elle revit. On a perdu une entreprise, c’est vrai. Mais on n’a pas perdu notre âme. On a appris. Et surtout, on a gardé ce feu. Celui qui nous a portées pendant vingt ans. Celui qui ne s’éteint jamais vraiment.