L’arabisogynie, un néologisme inventé par Nesrine Slaoui, encore peu connu du grand public, désigne l’intersection entre misogynie et racisme visant spécifiquement les femmes arabes ou perçues comme telles. Cette forme de racisme est à double tranchant : comme leurs homologues masculins, elles sont systématiquement associées à l’identité musulmane, ce qui les expose à une stigmatisation à la fois raciale et religieuse, indépendamment de leurs croyances personnelles. Il ne s’agit donc pas seulement de sexisme, ni uniquement de racisme, mais d’un système d’oppression où ces deux formes de discrimination se renforcent mutuellement. Notons toutefois que cette conceptualisation ne surgit pas de nulle part : elle s’inscrit dans une tradition féministe décoloniale, à l’instar du concept de misogynoir, introduit par la chercheuse afro-américaine Moya Bailey pour désigner l’oppression spécifique subie par les femmes noires à l’intersection du racisme et du sexisme.

 

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Elles oscillent entre invisibilisation et hypervisibilité, soumission et menace, victimisation et hypersexualisation. Ces constructions ne sont pas neutres : elles s’inscrivent dans un héritage colonial et un contexte géopolitique où la figure de la femme musulmane est instrumentalisée. Tantôt perçue comme un corps à libérer, tantôt comme une altérité inquiétante, elle peine à exister dans toute sa complexité.

Face à ces représentations biaisées, comment les femmes concernées naviguent-elles entre des injonctions contradictoires ? Comment s’est construite cette arabisogynie, ancrée dans les imaginaires collectifs et les récits médiatiques ?

À travers cet article, nous proposons d’explorer ces questionnements en analysant les constructions médiatiques de la femme nord-africaine musulmane dans l’espace francophone. Cette réflexion s’appuie sur des recherches, les analyses de la chercheuse Hanane Karimi, le témoignage de l’autrice Dounia Hadni ainsi que l’analyse de la journaliste Sarra El Massaoudi.

Derrière la fabrique de l’identité arabe

L’Afrique du Nord a toujours été un carrefour de civilisations, marquée par une diversité bien plus vaste que ne le laisse supposer l’étiquette “arabe”. Avant l’arrivée des Arabes au VIIe siècle, la région était peuplée par les Amazighs (ou Berbères), dont les langues et traditions perdurent, malgré des siècles d’arabisation.

Les influences successives — phéniciennes, romaines, byzantines — ont façonné cette région avant que les conquêtes arabo-musulmanes n’y installent durablement l’islam, la langue arabe et une nouvelle organisation sociale. L’arabisation, toutefois, n’a jamais été totale.

À travers l’histoire, l’Afrique du Nord a vu défiler de nombreuses influences : les Phéniciens, qui ont fondé Carthage, les Romains, les Vandales, les Byzantins,… Ce n’est qu’avec les conquêtes arabo-musulmanes du VIIe siècle que l’islam s’y est implanté durablement, apportant avec lui la langue arabe et une nouvelle structure politique et sociale. Cependant, cette arabisation n’a jamais été totale. Encore aujourd’hui, de nombreuses populations nord-africaines revendiquent leur identité amazighe, et certaines régions, comme la Kabylie en Algérie ou le Rif au Maroc, ont préservé leurs langues et traditions distinctes.

Avec la colonisation française, notamment en Algérie, la question identitaire s’est complexifiée. La politique coloniale a cherché à fragmenter la société en opposant les communautés : d’un côté, elle a encouragé une distinction entre Arabes et Berbères, notamment en promouvant l’idéologie d’une « berbérité pure » supposément plus proche de l’Occident ; de l’autre, elle a tenté d’assimiler certaines populations tout en maintenant un régime discriminatoire fondé sur la différence culturelle et religieuse.

Dans cette logique de division, les autorités françaises ont cherché à instrumentaliser la question des femmes. En Algérie, par exemple, la France a mené une politique de « libération des femmes musulmanes » orchestrée de cérémonies de dévoilement, qui consistait à vouloir les émanciper du patriarcat local en les incitant à abandonner le voile et à adopter les mœurs occidentales. Cette approche paternaliste cachait en réalité une tentative d’ingérence coloniale, où l’émancipation des femmes servait de prétexte.

Dans les luttes indépendantistes, les femmes ont été érigées en symboles de l’identité nationale. Le voile est devenu un marqueur de résistance. Mais après l’indépendance, ces femmes ont souvent été renvoyées à un rôle secondaire, leur liberté subordonnée aux impératifs patriarcaux et nationaux. Un patriarcat souvent pointé du doigt et détourné, dans le but de faire passer les femmes nord-africaines pour des femmes qui doivent être sauvées de leur destin, comme si l’Europe, quant à elle, pouvait se laver les mains de toute forme de patriarcat et prétendre à une société égalitaire. Ainsi naît la figure du « sauveur blanc », occidentalisé, venu libérer une femme musulmane réduite à un corps à sauver. Ce mythe du sauvetage, profondément ancré dans la logique coloniale, dépeint les femmes nord-africaines comme des victimes passives nécessitant l’intervention d’un acteur extérieur.

 

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Scrabble édition arabisogynie

Un peu de vocabulaire pour mieux comprendre les mots clés de l’arabisogynie :

  • beurette – terme dépréciatif désignant une femme d’origine nord-africaine, souvent sexualisée dans les imaginaires français.
  • voilée – figure métonymique, souvent réduite à son apparence religieuse dans les médias.
  • maghreb – région du “soleil couchant”, incluant le Maroc, l’Algérie, la Tunisie (et parfois la Libye et la Mauritanie).
  • darija – dialecte arabe parlé au Maghreb, distinct de l’arabe classique.
  • invisibilisation – mécanisme d’effacement des individus ou groupes des espaces de représentation.
  • hypersexualisation – réduction d’une personne à sa sexualité, souvent genrée et racisée.
  • intersectionnalité – concept désignant le croisement des oppressions (racisme, sexisme, etc.).

Toutes les femmes ne sont pas des femmes

Le véritable problème réside dans la multiplication des étiquettes réductrices. Au lieu d’être reconnues pour leur individualité, les femmes nord-africaines sont souvent confinées dans des cases qui réduisent leur identité à un ensemble d’attributs préfabriqués. Ainsi, plutôt que d’être perçues comme des femmes à part entière, elles sont d’abord jugées à travers le prisme de leur origine, de leur confession ou encore des préjugés issus de stéréotypes ancrés dans l’imaginaire occidental et colonial.

C’est ce dont témoigne Sarra El Massaoudi : journaliste, réalisatrice du podcast Nos Héritages et chargée de projet pour l’ADIM qui nous a raconté son expérience en tant que jeune femme issue d’une minorité au sein d’une rédaction belge :

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Les gens pensent que les journalistes sont forcément éduqués sur ces sujets et qu’ils sont donc au-dessus des discriminations ou des stéréotypes. Sauf que ce sont des citoyen.nes comme tout le monde qui vivent et ont été éduqués dans notre société, qui est structurellement raciste et sexiste. Ajoutez à cela qu’en Belgique, nos rédactions sont des entre-soi blancs, masculins et bourgeois. Elles partagent donc globalement la même vision du monde, ce qui a forcément un impact sur les personnes minorisées. Par exemple, des collègues m’appellent régulièrement par le nom d’autres femmes journalistes maghrébines de la rédaction alors qu’on ne se ressemble pas physiquement et que nos noms ne sont pas similaires. Mais voilà, on est les trois ou quatre arabes de la rédaction et du coup, on nous confond.

 

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Cette catégorisation systématique, fondée sur un délit de faciès tacite rendant interchangeable les personnes issues d’une même communauté, occulte non seulement la richesse de leurs vécus au même titre que leur individualité, mais renforce également un féminisme blanc qui érige la norme féminine occidentale en modèle universel.

Comme le souligne Hanane Karimi, chercheuse et autrice du livre Les femmes musulmanes ne sont-elles pas des femmes ?, cette approche binaire impose une vision figée de l’émancipation – celle qui se mesurerait par l’abandon de signes extérieurs d’appartenance culturelle – au détriment d’une reconnaissance authentique des multiples formes de féminités.

Pourtant, pour que le féminisme existe par essence, il est impératif de déconstruire ces cases réductrices afin de retrouver une image plus juste et plurielle des femmes en général, englobant celle des femmes nord-africaines, trop souvent invisibilisées.

Un racisme ordinaire que Dounia Hadni, autrice franco-marocaine, aborde au sein de son premier roman La hchouma dans lequel elle a choisi de raconter son histoire à travers les yeux de son personnage, Sylia. Cette démarche lui permet de maintenir une certaine distance par rapport à son vécu, tout en le rendant universel, en résonance avec l’expérience de nombreuses femmes nord-africaines ou d’origine nord-africaines.

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Je suis née et j’ai grandi au Maroc jusqu’au bac. Ma particularité, c’est que je venais d’un milieu privilégié au Maroc et j’ai débarqué dans des cocons privilégiés en France aussi. C’est-à-dire que Sylia (ndlr. le prénom que l’autrice donne à son personnage dans son livre), elle débarque et elle n’est pas là où on l’attend parce qu’elle n’est pas la jeune arabe de cité ou de banlieue à qui il faut donner sa chance. Tout au long son parcours, Sylia est déçue  face au racisme ordinaire auquel elle est confrontée. On lui disait: “Bravo, t’as pas d’accent”, mais en fait, à quel moment c’est une source de fierté de pas avoir d’accent ? Tu es bien intégrée ; c’est ça que ça veut dire, tu fais comme nous. Quand elle mange du porc ou qu’elle boit de l’alcool, elle ressent tout de suite un espèce de regard approbateur de ses camarades et par la suite de ses collègues. Mais en fait, c’est hyper violent parce que pourquoi il faudrait approuver ça ? (…) Le problème avec le racisme ordinaire, c’est qu’il est souvent présenté sur le ton de la rigolade et par peur de paraître coincée, on en rigole à notre tour.

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Un jour toute la rédaction s’est réunie pour débattre sur le fait d’accepter en stage une jeune ado de 14 ans voilée. Ils en ont fait tout un débat et ont voté à main levée se demandant si cela était en accord avec leurs valeurs féministes. Cette discussion illustre comment même des personnes brillantes peuvent tomber dans des raisonnements qui excluent au lieu d’inclure. Alors que la diversité, c’est une véritable richesse.

Féministe et voilée : la double peine ?

Être féministe et voilée, c’est se situer à la croisée de multiples identités et revendications – et porter le fardeau d’étiquettes réductrices imposées par un regard extérieur qui refuse de reconnaître toute la complexité des vécus. Comme l’explique Hanane Karimi, « les femmes qui portent le foulard ont été déchues de leur féminité, d’une féminité qui peut être féministe ». Dans les débats publics, ces femmes sont rarement considérées comme actrices de leur émancipation. Et trop souvent, musulmanes et nord-africaines sont confondues. Les femmes nord-africaines se voient trop souvent ramenées à leur confession, alors même qu’il est tout à fait possible d’être nord-africaine sans être musulmane. Par ailleurs, porter un signe religieux – par choix – ne devrait jamais ouvrir la porte à un flot incessant de jugements, d’autant plus que le droit de culte demeure un droit fondamental inscrit dans la Convention européenne des droits de l’Homme

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Lorsque l’on parle des personnes maghrébines ou musulmanes : c’est souvent pour évoquer des sujets négatifs. Quand il s’agit des hommes, c’est presque toujours sur le terrorisme, la délinquance, la drogue, des choses de ce genre. Quant aux femmes, surtout celles qui portent le foulard, on les dépeint comme des victimes : victimes de leurs pères, de leurs maris, de leurs frères, qu’il faudrait absolument libérer de l’islam. Et lorsque ces femmes affirment que porter le foulard est un choix personnel pour elles, on les critique malgré tout, en les accusant de refuser la conception occidentale de la femme émancipée.

Sarra El Massaoudi

De plus, le discours dominant tend parfois à imposer ce que l’on désigne comme le « féminisme blanc », un modèle centré sur l’expérience et les valeurs occidentales. Le port du voile devient dès lors un test d’émancipation. Or, les femmes concernées dénoncent une pression à se justifier en permanence.

Le fémonationalisme et silence organisé

Les débats autour du voile sont omniprésents, mais les premières concernées restent absentes des plateaux. En 2019, Libération révélait que 85 % des interventions télévisées sur le sujet n’incluaient aucune femme voilée. Cette hypervisibilité paradoxale transforme ces femmes en objets de débat, sans jamais leur donner la parole. Cette récurrence médiatique alimente une vision anxiogène de l’islam et de ses pratiquantes en les enfermant dans des stéréotypes qui les présentent comme une menace pour l’ordre social. La sociologue Sara Farris parle de fémonationalisme : quand le féminisme est détourné pour servir une rhétorique islamophobe. Les femmes voilées deviennent alors un prétexte pour affirmer la supériorité supposée des sociétés occidentales.

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« Tant que tu peux citer tous.tes les journalistes d’origine nord-africain.es c’est qu’il n’y en a pas assez. »

Sarra El Massaoudi

 

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Ce discours repose en grande partie sur une interprétation biaisée de la laïcité, présentée comme un rempart contre l’islam, alors qu’elle devrait, en théorie, garantir la liberté de conscience et de culte pour tous. Pourtant, dans la pratique, elle est souvent utilisée pour éclipser leur identité propre et amoindrir leur libre arbitre.

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Il existe deux camps qui s’opposent, deux visions complètement différentes de la laïcité. Il y a d’abord la lecture libérale de la laïcité, celle qui est votée et qui a prévalu, et puis il y a la laïcité anticléricale, vraiment très conservatrice. (…) Cependant, les partisans, notamment d’Émile Combes, qui n’ont jamais accepté cette vision libérale de la laïcité, tentent tant bien que mal d’imposer une autre lecture. Et quoi de mieux que de stigmatiser les populations musulmanes, celles qui se trouvent en bas de l’échelle sociale, pour mettre tout le monde d’accord ? Et ça marche. On le constate en 2004, en 2012, en 2016, en 2021. Au final, ce qui se passe, c’est qu’au lieu de garantir une laïcité qui, en théorie, protège la neutralité de l’État – c’est d’ailleurs l’État qui garantit la liberté de conscience et la liberté de religion –, le devoir de neutralité est désormais étendu à tout un chacun qui évolue dans des espaces dits neutres, que ce soit dans les services publics ou dans le domaine sportif, par exemple. Ainsi, une série d’exceptions vise simplement à imposer une nouvelle lecture de la laïcité, une laïcité à la fois anti-islam et fondamentalement différente de la laïcité historique française.

Hanane Karimi

Le problème fondamental reste l’essentialisation. Comme le résume Sarra El Massaoudi : « Une femme maghrébine est rarement invitée pour parler d’écologie ou d’aménagement du territoire. On attend d’elle qu’elle parle de racisme, d’islam ou du Ramadan. » En cloisonnant ainsi les sujets de parole, les médias participent à une invisibilisation sélective. Les femmes nord-africaines restent des figures périphériques dans l’imaginaire collectif, entre fantasme et crainte, jamais pleinement reconnues comme citoyennes.

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« Moi je ne connais pas cette fameuse femme maghrébine dont ils parlent tous… si quelqu’un la connaît, qu’il me la présente. » – Dounia Hadni

Rétablir une parole plurielle est donc un impératif. Non pas pour redorer une image, mais pour permettre à ces femmes de s’exprimer, d’exister, et de construire leur propre récit. Sans permission.

Sources disponibles pour plus d’information sur le sujet (liste non-exhaustive)

Le livre de Nesrine Slaoui – Notre dignité

Le livre de Hanane Karimi – Les femmes musulmanes ne sont-elles pas des femmes 

Le livre de Moya Bailey – Misogynoir: Black Women’s Experiences of Misogyny and Anti-Black Racism

Le livre de Lila Abu-Lughod – Do Muslim Women Need Saving?

Le livre de Leila Ahmed – Women and Gender in Islam

Le podcast “Kiffe ta race” et notamment cet épisode Ne m’appelle pas Beurette

Ce passage radio de Nesrine Slaoui sur France Inter

Le site de l’ADIM

L’étude de Marta Luceño Moreno

L’étude de Abdelkader Belbahri

Cet article paru sur le site de la RTBF en 2022

Ce reportage paru sur le site de l’Observatoire Belge des Inégalités

Ce débat sur le voile datant déjà de 2003

Cet article paru sur Médiapart

Ce rapport sur l’impact de l’islamophobie sur les femmes musulmanes en Belgique