Ă lâheure oĂč le clitoris se transforme en outil politique, il est temps de mettre un terme Ă lâanalphabĂ©tisme sexuel. Ode Ă lâorgane fĂ©minin du plaisir, tout est beau dans le clito.
"Ceci nâest pas un Ă©moji. Ni un alien ni un bretzel." Ces mots ont Ă©tĂ© placardĂ©s partout dans les rues de Paris avant de dĂ©barquer Ă Bruxelles. Sur les affiches, lâimage dâun clitoris les accompagne. Le but de la campagneâ? Rendre hommage Ă cet organe encore trop souvent oubliĂ©. Les visuels, en tĂ©lĂ©chargement libre, se repĂšrent dâailleurs Ă des kilomĂštres. Le rose Barbie cĂŽtoie le bleu Ă©lectrique et le jaune fluo. Le clitoris est devenu pop.
En quelques mois, les initiatives liĂ©es au plaisir fĂ©minin ont explosĂ©. On connaissait dĂ©jĂ le site didactique pour atteindre lâorgasme OMGyes, plĂ©biscitĂ© par Emma Watson, Pussypedia (le «âWikipĂ©dia de la chatte » comme aiment lâappeler les fondatrices) ou encore le compte Insta «âTâas jouiâ?â» qui recueille les tĂ©moignages des filles sur le sujet. Mais ce nâest pas tout, loin de lĂ . Plus rĂ©cemment encore, la web-sĂ©rie «âClit RĂ©volutionâ» et le jeu interactif pour connaĂźtre son clitoris, Clit-moi, sont nĂ©s. Le 22 mai dernier, une journĂ©e internationale lui Ă©tait dĂ©diĂ©e en Belgique et Amazone, une ASBL regroupant une vingtaine dâassociations fĂ©ministes Ă Bruxelles, exposait une sculpture de lâorgane de trois mĂštres de haut.
«âIl existe plus de rapports scientifiques sur la vie sexuelle des Ă©lĂ©phants que sur notre clitoris...â»
Un vĂ©ritable boom du clito. LassĂ© dâĂȘtre invisibilisĂ©, il a dĂ©cidĂ© de faire une percĂ©e. Et quand on le connaĂźt un peu mieux, on comprend quâil ne faut pas le sous-estimer. Le clitoris ne se rĂ©sume pas Ă un bouton, la partie Ă©mergĂ©e de lâiceberg. En rĂ©alitĂ©, il fait la taille dâun petit pĂ©nis, 11 cm prĂ©cisĂ©ment. Câest aussi le seul organe du corps humain entiĂšrement dĂ©diĂ© au plaisir⊠Son unique but dans la vie, câest de nous donner des orgasmes. On nâa pas connu plus altruiste. Et pourtant, il a longtemps Ă©tĂ© cachĂ©. «âIl a fallu attendre 1998 pour quâon (re)dĂ©couvre lâanatomie exacte du clitoris. Pour rappel, lâhomme a dĂ©pucelĂ© la lune en 1969... La premiĂšre Ă©chographie de cet organe date de 2008 et le modĂšle en 3D de 2016. Il existe plus de rapports scientifiques sur la vie sexuelle des Ă©lĂ©phants que sur notre clitorisâ», affirme Julia Pietri. Auteure et activiste fĂ©ministe, câest Ă elle que lâon doit la fameuse campagne de street art «âItâs not a bretzelâ» et le compte Instagram «âGang du clitoâ». Â
Rendez-vous en terre inconnue
En France, une fille de 15 ans sur quatre ne sait pas quâelle possĂšde un clitoris et 83â% ignorent sa fonction Ă©rogĂšne. Seul un manuel sur huit reprĂ©sente dâailleurs correctement cet organe fĂ©minin. Si on ne dispose pas de chiffres officiels pour la Belgique, on peut supposer que les stats sont similaires. Et aucun livre scolaire ne montre le schĂ©ma exact du clitoris chez nous. «âCâest dingue, mais je nâai visualisĂ© sa forme quâen 2017, Ă presque 30 ansâ», explique Camille Wernaers, chargĂ©e de projet chez Amazone. «âOn me rĂ©pond souvent que câest normal que le clitoris soit moins connu que le pĂ©nis vu quâil sâagit dâun organe interne. Je me souviens pourtant trĂšs bien dâavoir Ă©tudiĂ© en dĂ©tail le cĆur et les poumons en classe.â»
Alors pourquoi un tel tabouâ? ForcĂ©ment, le sexisme dans la recherche dĂ» au manque de femmes scientifiques et le jugement portĂ© sur le plaisir fĂ©minin nâont pas aidĂ©. Une fille qui prend son pied, ça a longtemps Ă©tĂ© considĂ©rĂ© comme sale. Mais la religion est aussi passĂ©e par lĂ . Of course. JusquâĂ la fin du XIXe siĂšcle, la stimulation du clitoris Ă©tait pourtant encouragĂ©e. Ă lâĂ©poque, on pensait quâil jouait un rĂŽle dans la reproduction. Plus dâorgasmes = plus de chances dâavoir un bĂ©bĂ©â !
Mais lorsquâon comprend en 1880 que le seul job du clito est de donner du plaisir, son heure de gloire est terminĂ©e. Inutile pour la procrĂ©ation, il perd tout intĂ©rĂȘt. LâĂ©glise lâassocie Ă la masturbation et considĂšre donc quâil peut servir de contraception⊠SacrilĂšge suprĂȘme. Lâomerta atteint son point culminant en 1960â: le clitoris a disparu des dictionnaires et on observe un recul des connaissances sur le sujet. Encore aujourdâhui, les femmes qui veulent en parler sont souvent dĂ©couragĂ©es. «âLorsque jâai lu les chiffres sur notre mĂ©connaissance du clitoris, jâai eu envie de faire une vidĂ©o pour informer. DĂšs la premiĂšre minute oĂč je lâai publiĂ©e sur Youtube, elle a Ă©tĂ© dĂ©monĂ©tisĂ©e. Cela signifie que je ne touche pas dâargent sur les vues, mais aussi que la vidĂ©o est moins mise en avantâ», raconte Sophie Riche, Youtubeuse aux 200.000 abonnĂ©s. «âLes annonceurs ont peur que leur pub soit associĂ©e Ă du contenu graveleux. Mais en pratique, on remarque que ce sont systĂ©matiquement les vidĂ©os sur la sexualitĂ© fĂ©minine qui posent problĂšme. Les hommes sont beaucoup moins concernĂ©s. Le collectif Les Internettes a dâailleurs crĂ©Ă© le hashtag #MonCorpsSurYoutube pour dĂ©noncer le sexisme de la plateforme.â» Â
La consĂ©quence de cette loi du silenceâ? Une mĂ©connaissance profonde du corps des femmes et une sĂ©rie de clichĂ©s perpĂ©trĂ©s. Qui est capable de dessiner un clitoris en dĂ©tail, de nommer ses diffĂ©rentes parties et de le placer sur un schĂ©maâ? RĂ©aliser le mĂȘme exercice avec le pĂ©nis semble tout de suite plus easy.
On notera aussi que le sacro-saint orgasme vaginal restera dans les annales comme lâarnaque du siĂšcle. Il se situe au mĂȘme niveau que la licorne ou le sujet dâactu du Gorafiâ: il nâexiste pas. En rĂ©alitĂ©, les deux types dâorgasmes impliquent le clitoris. Ce dernier entoure le vagin et est donc stimulĂ© pendant la pĂ©nĂ©tration, ce qui explique un plaisir plus «âprofondâ». On ne remercie pas Freud qui a complexĂ© toute une gĂ©nĂ©ration en affirmant que lâorgasme clitoridien Ă©tait celui de la «âfillette immatureâ» et non de la «âvraie femmeâ»⊠« On utilise lâexpression âexcision intellectuelleâ pour parler de ce phĂ©nomĂšne. Beaucoup de femmes ne savent pas quâelles ont un clitoris, ou ne connaissent pas ses spĂ©cificitĂ©s. On est amputĂ©es dâune partie de nous-mĂȘmes alors que toutes les informations scientifiques sont lĂ . Câest une inĂ©galitĂ© supplĂ©mentaireâ», explique Camille Wernaers. «âMĂȘme nos mots nous sont retirĂ©s. On appelle lâensemble de nos organes gĂ©nitaux par une partie de ceux-ciâ: le vagin est lâentrĂ©e de la vulve, jâai appris rĂ©cemment que ce nâĂ©taient pas des synonymes. Idem pour les trompes de Fallope. Le terme vient dâun anatomiste italien, Gabriel Fallope, qui les a dĂ©couvertes. Les mecs ont mis leur nom Ă lâintĂ©rieur des filles, comme sâils plantaient des petits drapeaux sur la lune. Nous avons Ă©tĂ© dĂ©possĂ©dĂ©es de notre corps.â» Â
Si les femmes ont une telle mĂ©connaissance de leur propre anatomie, imaginez les hommes. RĂ©sultatâ? Un fossĂ© orgasmique Ă©norme. Traduisezâ: les femmes jouissent beaucoup moins que leurs partenaires masculins. DâaprĂšs une Ă©tude rĂ©alisĂ©e auprĂšs de 52.000 personnes aux States, 95â% des mecs atteignent rĂ©guliĂšrement, ou toujours, lâorgasme. Les filles hĂ©tĂ©ros, elles, ne sont que 65â%. Chez les lesbiennes, le chiffre monte pourtant Ă 86â%... «âDans lâesprit des femmes, câest logiqueâ: câest cruel de dire âMerci, au revoirâ Ă un mec en Ă©rection. Lâinverse est beaucoup moins Ă©vident. Les femmes, surtout celles de 20-25 ans, ont Ă©normĂ©ment de mal Ă en parler, Ă demander Ă leur partenaire quâil sâoccupe dâelle. Câest une question dâaffirmation de soi, mais aussi dâimage. On ne veut pas vexer les hommes en parlant de notre propre plaisir et on peut avoir peur de passer pour une salopeâ», analyse Charlotte Ledent. PsychothĂ©rapeute et sexologue, elle est la crĂ©atrice du loveshop Evaluna.
ForcĂ©ment, les femmes nâont pas vraiment Ă©tĂ© Ă©duquĂ©es Ă exiger et les injonctions Ă ĂȘtre constamment jolies/fraĂźches/Ă©pilĂ©es ne favorisent pas le fait de sâabandonner. Mais si le fossĂ© orgasmique est si grand, câest aussi parce quâau pays des hĂ©tĂ©ros, la sexualitĂ© est essentiellement «âpĂ©nĂ©tro-centrĂ©eâ». Un terme compliquĂ© pour un concept basiqueâ: la pĂ©nĂ©tration est vue comme le Graal, le but ultime de la partie de jambes en lâair. Comme si, sans ça, le rapport sexuel nâexistait pas. Ce qui reviendrait Ă dire que les couples de femmes ne font pas « vraiment » lâamour⊠Rien que le mot «âprĂ©liminairesâ» sous-entend dâailleurs une hiĂ©rarchisation. Tout ce qui prĂ©cĂšde ne serait quâune mise en bouche avant le grand feu dâartifice final. Sauf que le spectacle nâest pas vraiment magique pour tout le monde. DâaprĂšs une recherche de lâUniversitĂ© de lâIndiana, seuls 18% des femmes indiquent que la pĂ©nĂ©tration est suffisante pour atteindre lâorgasme. Il est peut-ĂȘtre temps dâenvisager la sexualitĂ© autrement, mĂȘme sans pĂ©nĂ©tration de temps en temps. De faire preuve dâimagination, de varier les pratiques et de bousculer lâenchaĂźnement bien Ă©tabli. LâĂ©jaculation sonne encore trop souvent la fin du jeu, en laissant aux femmes la sensation quâelles nâont pas, elles aussi, gagnĂ© la partie.  Â
Le clitoris en campagne
Face Ă tous ces constats, le clitoris est devenu ces derniers mois un outil politique, un vĂ©ritable symbole de lâĂ©galitĂ© hommes-femmes. «âLâexcision existe depuis des millĂ©naires, on sâest toujours servi du clito comme une arme contre nous. Aujourdâhui, câest important de se le rĂ©approprier, dâen faire un moyen dâĂ©mancipationâ», affirme Julia Pietri.
Dans le mĂȘme ordre dâidĂ©e, la figure de la sorciĂšre, mĂ©prisĂ©e et traquĂ©e au Moyen Ăge, est devenue une icĂŽne fĂ©ministe. Une façon de prendre sa revanche et de prĂŽner haut et fort la libĂ©ration des femmes. Petit Ă petit, lâorgane du plaisir fĂ©minin a donc commencĂ© Ă sâafficher partout. Et la campagne est nĂ©cessaire, mĂȘme auprĂšs des plus engagĂ©es. «âAvec Sarah (Constantin, NDLR), on sâest rencontrĂ©e chez les Femen. On est donc toutes les deux fĂ©ministes et plutĂŽt casse-cou. Et pourtant, on sâest rendu compte que dans notre intimitĂ©, câĂ©tait beaucoup plus compliquĂ©. On a des comportements qui ne sont pas en adĂ©quation avec nos idĂ©es, et quâon nâa jamais remis en question. On sâest dit que si des meufs comme nous Ă©taient concernĂ©es par ce paradoxe, ça devait ĂȘtre le cas de beaucoup de fillesâ», raconte Elvire Duvelle-Charles.
«âLe dĂ©sir des femmes a Ă©tĂ© confisquĂ© pendant des siĂšcles, le corps fĂ©minin a toujours servi Ă vendreâŠâ»
Les deux copines lancent alors un compte Instagram et une web-sĂ©rie sur France.tv Slash, â«âClit RĂ©volutionâ»â. Un roadtrip documentaire trĂšs fun aux quatre coins du monde, Ă la rencontre dâhĂ©roĂŻnes qui font bouger les lignes. Des thĂšmes comme le porno fĂ©ministe, lâexcision, la masturbation ou encore lâIVG sont abordĂ©s. «âSi on a appelĂ© notre projet âClit RĂ©volutionâ, câest un peu par provocation. On ne parle pas que du clitoris, Ă©videmment, mais câest un symbole de lutte contre une sociĂ©tĂ© âphallocentrĂ©eâ. Câest le rĂ©pondant au pĂ©nisâ», explique Elvire. «âLe clito est un organe chargĂ© de sens vu que câest le seul entiĂšrement dĂ©diĂ© au plaisir. Notre but, câest de faire de la sexualitĂ© une source dâempowerment. Le dĂ©sir des femmes a Ă©tĂ© confisquĂ© pendant des siĂšcles, le corps fĂ©minin a toujours servi Ă vendre⊠Il est temps de changer de regard et de se rĂ©approprier cette sexualitĂ©â: elle nâappartient quâĂ moi. Les filles sont libres de jouir de leur corps et donc de leurs droits.â» On lâa compris, le clitoris est une porte dâentrĂ©e pour aborder toute une sĂ©rie de sujets fĂ©ministes. Parce que lâintimitĂ© est le dernier bastion de lâĂ©galitĂ©, et quâon peut difficilement changer les dynamiques de pouvoir dans le monde public si on ne le fait pas dans son lit.
Ă ceux qui diraient quâil existe des combats «âplus importantsâ», on rĂ©pondra quâil nây a pas de petite violence faite aux femmes. Du sifflement au fĂ©minicide, câest une question de gradation et le point de dĂ©part, câest de penser que la femme nâest pas lâĂ©gale de lâhomme. Tout est liĂ© dans une sociĂ©tĂ© patriarcale sexiste et on ne peut pas simplement laisser certains sujets de cĂŽtĂ©. Donc oui, considĂ©rer que les filles ont elles aussi droit au plaisir, et les faire jouir, câest essentiel.
«âIl existe une tyrannie de la performanceâ»
Mais si une vraie rĂ©volution du clito sâest opĂ©rĂ©e ces derniers temps, pourquoi maintenantâ? Lâeffet boule de neige nây est certainement pas pour rien. Et le mouvement #MeToo est Ă©videmment aussi passĂ© par lĂ . Aujourdâhui, les femmes se font davantage entendre lorsquâelles disent non, mĂȘme si le consentement nâest pas encore forcĂ©ment Ă©vident. «âLâĂ©tape dâaprĂšs, câest le consentement joyeux, dire âouiâ et dire âje veuxâ. Il faut sortir du modĂšle âlâhomme propose et la femme disposeâ. Il est normal que les filles expriment leurs dĂ©sirs. Faire lâamour avec quelquâun, câest supposĂ© ĂȘtre un plaisir partagĂ©, pas un service renduâŠâ», indique Elvire. Ni une compĂ©tition, dâailleurs. LâidĂ©e, ici, câest de se rĂ©approprier sa sexualitĂ©, pas de culpabiliser celles qui nâarrivent pas Ă jouir.
Le point commun de tous ces comptes Insta sur le clitoris, câest ça : parler de sexe de façon dĂ©complexĂ©e, sans ĂȘtre dans lâinjonction. «âIl existe une tyrannie de la performance. Il faut forcĂ©ment que ce soit orgasmique et on a toujours lâimpression que les voisins y arrivent beaucoup mieuxâ», analyse Charlotte Ledent. «âIl y a un travail Ă faire sur la conscience du droit au plaisir, mais au lieu dâĂȘtre une obsession, il faudrait que ce soit ludiqueâ», poursuit la sexologue. «âOn peut jouer Ă dĂ©couvrir son corps. Si on ne le connaĂźt pas, on ne sait Ă©videmment pas quoi demander.â»
Et câest lĂ que la masturbation entre en jeu. Mais si la pop culture multiplie les reprĂ©sentations du cĂŽtĂ© des garçons, câest tout de suite moins Ă©vident pour les filles. Combien de teenagers osent en parler Ă leurs copinesâ? Pour changer la donne, Julia Pietri a carrĂ©ment dĂ©cidĂ© de sortir un livre entiĂšrement dĂ©diĂ© au sujetâ: «âAu bout des doigtsâ: petit guide de la masturbation fĂ©minineâ». Et câest une bible. Ici, on parle en dĂ©tail des techniques, des tabous, des fake news sur le plaisir fĂ©minin⊠«âJâai Ă©tĂ© obligĂ©e de crĂ©er ma propre maison dâĂ©dition pour le commercialiserâ», raconte lâactiviste. «âMon premier Ă©diteur ne voulait pas dâun bouquin en couleur sur le sujet, le deuxiĂšme refusait de mettre les termes âmasturbation fĂ©minineâ en avant. Ăa montre bien que ça fait encore peur en 2019.â» En rĂ©ponse Ă la censure, le guide sort en version collectorâ: il est bleu Ă paillettes et le mot «âmasturbationâ» sâaffiche en lettres dorĂ©es, en grand, sur la couverture. En un mois, tous les exemplaires sont vendus sur la plateforme de crowdfunding Ulule et il est dĂ©sormais disponible sur Amazon. Le pied de nez est jouissif.
«âBeaucoup de nanas sont malheureuses dans leur sexualitĂ©, sans mĂȘme sâen rendre compte parfoisâ»
Câest en lançant son compte Instagram «âGang du clitoâ» que Julia a eu lâidĂ©e dâĂ©crire son manuel Ă©clairĂ©. Elle reçoit alors des milliers de tĂ©moignages et se rend compte que les femmes ont vraiment envie de parler de plaisir fĂ©minin. Ou plutĂŽt de son absence. MĂȘme constat pour Dora Moutot. Ex-rĂ©dac chef de Konbini, la journaliste est la fondatrice de «âTâas jouiâ?â», lâun des premiers comptes sur le fossĂ© orgasmique. «âJe me souviens dâavoir poussĂ© un coup de gueule sur mon Instagram privĂ© lâannĂ©e passĂ©e. Un mec mâavait affirmĂ© que la jouissance des filles Ă©tait plus âcĂ©rĂ©braleâ. Ă lâĂ©poque, je devais avoir 2.000 abonnĂ©s, mais jâai reçu beaucoup de messages de femmes et je leur ai demandĂ© si je pouvais publier leurs tĂ©moignages anonymement. Le 15 aoĂ»t 2018, je crĂ©ais âTâas jouiâ?â, Ă 11h du matin. Ă minuit, jâavais 10.000 followers. Ăa a Ă©tĂ© de la folie. Je nâai rien fait pour promouvoir la page, ce sont simplement les femmes qui se sont taguĂ©es entre ellesâŠâ», raconte-t-elle. «âBeaucoup de nanas sont malheureuses dans leur sexualitĂ©, sans mĂȘme sâen rendre compte parfois. Ăa me fait marrer quand des copines me racontent leur nuit, façon film porno, en me disant que câĂ©tait gĂ©nial. Mais quand je leur demande si elles ont joui, elles me rĂ©pondent non... Trop souvent, on considĂšre que câest normal de ne pas atteindre lâorgasme.â» Â
Exquise mise en pratique
Le problĂšme, câest que si tout le monde est dâaccord pour affirmer que les filles ont droit au plaisir, passer de la thĂ©orie Ă la pratique nâest pas si facile. Se dĂ©barrasser des injonctions, dĂ©construire les prĂ©jugĂ©s, oser demander⊠ça prend du temps. Alors, on fait commentâ? «âJe pense que le fait dâen prendre conscience et de sâexprimer permet dĂ©jĂ dâamorcer un changementâ», explique Dora. «âEn tant que fille, on est domestiquĂ©e trĂšs jeune. On nous apprend Ă fermer les cuisses, Ă nous Ă©piler, Ă nous taire⊠Mais tout ça est insidieux. Jâaime bien lâimage des femmes tenues par une laisse invisibleâ: pour que chacune puisse couper la sienne, il faut la rendre le plus visible possible. Et donc parler de toutes ces inĂ©galitĂ©s.â» Ă ce niveau-lĂ , les rĂ©seaux sociaux ont dĂ©jĂ fait leur part du boulot. Toutes les fondatrices de comptes consacrĂ©s au plaisir fĂ©minin racontent quâelles reçoivent Ă©normĂ©ment de messages au quotidien. De la part dâadolescentes de 14 ans, mais aussi de femmes de 60 ans qui envisagent dorĂ©navant leur sexualitĂ© autrement. «âJâai eu plusieurs patientes qui sont venues en consultation en me parlant de âTâas joui?â Ăa les a bien boostĂ©es et manifestement, ça les a fait rĂ©flĂ©chirâŠâ», explique la sexologue Charlotte Ledent. Insta devient mĂȘme un moyen de communicationâ: il nâest pas rare que des couples sâenvoient des posts pour initier une conversation sur un sujet tabou par exemple.
Chez les mecs aussi, le travail de rĂ©flexion a commencĂ©. «âRĂ©cemment, un ado est venu me voir. Il avait discutĂ© de mon feed avec tous ses potes au lycĂ©e. Il mâexpliquait quâil ne savait rien de la sexualitĂ© fĂ©minine, mais que du coup, le jour oĂč il coucherait avec une fille, il ferait attention Ă son plaisirâ», raconte la fondatrice de «âTâas jouiâ?â» RĂ©jouissant. Quâon parle de comptes Instagram, de vidĂ©os Youtube ou encore de sĂ©ries Netflix comme «âSex Educationâ», tous jouent aujourdâhui un rĂŽle dâĂ©ducation sexuelle Ă leur Ă©chelle. Et câest bienvenu.
Il faut multiplier les sources dâinfos, pour autant quâelles soient correctes et fiables, mais ce serait dommage de ne pas aller encore plus loin. «âIl est crucial dâavoir un espace oĂč les jeunes peuvent discuter avec une personne qualifiĂ©e de ce quâils visionnent sur le web. Câest important de susciter des rĂ©flexions critiques pour quâils puissent se forger leur propre opinion. Il ne faut pas oublier que les informations sur la sexualitĂ©, sur celles des femmes particuliĂšrement, ne sont pas dĂ©pourvues dâidĂ©ologies et de valeurs moralesâ», rappelle ValĂ©rie Morin. Sexologue et chercheuse, elle a fait partie du projet «âClit-Moiâ», un jeu pour mobile made in Canada qui nous apprend Ă toucher un clitoris.
Et lorsquâon parle dâĂ©ducation et dâexperts, câest forcĂ©ment Ă lâĂ©cole que lâon pense. Sauf que lĂ aussi, il y a du boulot. Lors des cours dâĂ©ducation sexuelle, sâil y en a, le focus est surtout mis sur la prĂ©vention des MST et la contraception. Et le plaisirâ? Le sujet nâest pas abordĂ©.
En Belgique, on parle dâ«âEvrasâ», dâĂ©ducation Ă la vie relationnelle, affective et sexuelle. Depuis 2012, lâEvras est intĂ©grĂ©e dans les missions de lâenseignement obligatoire grĂące Ă lâadoption dâun projet de dĂ©cret. Ă lâĂ©poque, câĂ©tait une victoireâ: on reconnaĂźt que les jeunes ont une sexualitĂ© et quâil faut en parler. Le problĂšmeâ? Aucun cadre nâa Ă©tĂ© dĂ©fini. Qui donne les cours dâĂ©ducation sexuelleâ? Ă quelle frĂ©quence ont-ils lieuâ? Quel est leur contenuâ? Chaque Ă©cole est libre de dĂ©cider. «âQuand une circulaire demande aux chefs dâĂ©tablissement scolaire de prendre des initiatives Ă lâEvras, ça peut tout vouloir dire. Certains vont simplement mettre des affiches sur la prĂ©vention des MST dans les classes, dâautres vont vraiment sâinvestir avec tous les professionnels concernĂ©s. Le problĂšme, câest que ça crĂ©e des inĂ©galitĂ©s entre les Ă©lĂšves et des dĂ©rives existent.
En Belgique, des mouvements pro-vie se sont retrouvĂ©s Ă donner des cours dâEvras dans des Ă©coles par exemple et Ă tenir des propos anti-IVGâ», explique Sofia Seddouk, chargĂ©e de missions Ă la FĂ©dĂ©ration laĂŻque des centres de planning familial et rĂ©fĂ©rente Ă lâEvras.
Depuis dĂ©but 2018, des stratĂ©gies concertĂ©es sont donc mises en place. Le butâ? GĂ©nĂ©raliser les animations pour que chaque Ă©lĂšve de la FĂ©dĂ©ration Wallonie-Bruxelles ait une Ă©ducation complĂšte Ă la vie relationnelle, affective et sexuelle lors de son parcours. 31 acteurs se retrouvent autour de la table, ils sont issus du milieu scolaire, des cinq pouvoirs organisateurs, de la FĂ©dĂ©ration des reprĂ©sentants des parents⊠Beaucoup de monde Ă mettre dâaccord sur un sujet aussi «âtouchyâ» que la sexualitĂ©. Au niveau du contenu des animations, le travail a pourtant dĂ©jĂ Ă©tĂ© fait par lâUnesco. LâOrganisation des Nations unies a sorti un rĂ©fĂ©rentiel de huit thĂ©matiques Ă aborder en fonction de lâĂąge. Elle prĂ©conise de parler de reproduction et de prĂ©vention des maladies, forcĂ©ment, mais aussi de plaisir, de consentement, dâidentitĂ© de genre, de normes, de lien entre sexualitĂ© et nouvelles technologies⊠Oh, oui. On imagine dĂ©jĂ une foule dâĂ©coliers Ă©clairĂ©s et de problĂšmes Ă©vitĂ©s.
«âPour aborder tous ces sujets, on plaide pour quâil y ait minimum une animation de deux heures chaque annĂ©e. Il y aurait donc une continuitĂ© de la maternelle Ă la fin des secondaires. On est aussi favorable Ă ce que ce soit une personne extĂ©rieure formĂ©e Ă lâEvras qui donne le cours. Câest compliquĂ© de parler dâun souci sexuel Ă un prof qui va nous suivre toute lâannĂ©eâŠâ», explique Sofia Seddouk. «âForcĂ©ment, mettre tout ça en place va coĂ»ter de lâargent et un plaidoyer sera nĂ©cessaire pour obtenir un vrai cadre lĂ©gal. Tout dĂ©pend de la formation des gouvernements, mais si tous les acteurs du secteur ont rĂ©ussi Ă se mettre dâaccord, il nây a pas de raison que les politiques ne suivent pas. LâidĂ©e, câest de venir avec des propositions trĂšs concrĂštes et on espĂšre un vrai changement lors de la prochaine lĂ©gislature.â» Alors oui, on a le temps.
Mais en attendant, rien ne nous empĂȘche dâagir Ă notre niveau. De signer des pĂ©titions, de faire du lobbying pour modifier les manuels scolaires, de lancer des campagnes dâaffichage. De dessiner des clitoris, de le porter en pendentif et de rĂ©clamer des orgasmes massifs. «âOn a souvent lâimpression que lâactivisme, câest quelque chose de dur, quâil faut ĂȘtre contre quelquâun ou contre une idĂ©eâ», explique Dora Moutot. «âAu contraire, ici, jâai choisi dâĂȘtre pour. Pour le plaisir, tout simplement.â»  Â
Lâinitiative belge
«âMon nom est clitorisâ».
Parmi les nombreux projets liĂ©s au plaisir fĂ©minin, on a repĂ©rĂ© cette petite pĂ©pite en Belgique. Le film a Ă©tĂ© produit par Iota Production et câest le bĂ©bĂ© de deux jeunes rĂ©alisatrices, Lisa Billuart Monet et DaphnĂ© Leblond. Les filles nous emmĂšnent dans lâintimitĂ© des chambres bruxelloises et parisiennes. Ici, des femmes de toutes origines et de toutes morphologies nous parlent de leur sexualitĂ©, Ă visage dĂ©couvert et sur leur lit. «âCe nâest pas une dĂ©marche Ă©vidente, mais, Ă©tonnamment, on nâa pas eu tellement de mal Ă trouver des volontaires. Beaucoup de femmes avaient envie de le faire, parce quâil y a un militantisme derriĂšreâ», raconte Lisa. «âOn les a trouvĂ©es trĂšs courageuses. Au dĂ©but du tournage, je nâaurais pas Ă©tĂ© capable de prononcer le mot âmasturbationâ devant une camĂ©raâ», ajoute DaphnĂ©. «âAujourdâhui, Ă force dâentendre des tĂ©moignages, ça me paraĂźt absurde de ne pas oser en parler.â» La preuve que la libĂ©ration de la parole fonctionne. Puissant, libre et drĂŽle, le docu est aussi instructif que dĂ©culpabilisant.
Ă mater dâurgence.
Infos et sĂ©ances sur la page Facebook «âMon nom est clitorisâ».
Illustrations: Rafaela Mascaro - Studio Grand-PĂšre
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