Tout ce que vous ignorez sur le clitoris

Mis à jour le 9 août 2019 par Laurence Donis
Tout ce que vous ignorez sur le clitoris Illustration: Rafaela Mascaro - Studio Grand-PĂšre

À l’heure oĂč le clitoris se transforme en outil politique, il est temps de mettre un terme Ă  l’analphabĂ©tisme sexuel. Ode Ă  l’organe fĂ©minin du plaisir, tout est beau dans le clito.

"Ceci n’est pas un Ă©moji. Ni un alien ni un bretzel." Ces mots ont Ă©tĂ© placardĂ©s partout dans les rues de Paris avant de dĂ©barquer Ă  Bruxelles. Sur les affiches, l’image d’un clitoris les accompagne. Le but de la campagne ? Rendre hommage Ă  cet organe encore trop souvent oubliĂ©. Les visuels, en tĂ©lĂ©chargement libre, se repĂšrent d’ailleurs Ă  des kilomĂštres. Le rose Barbie cĂŽtoie le bleu Ă©lectrique et le jaune fluo. Le clitoris est devenu pop.

En quelques mois, les initiatives liĂ©es au plaisir fĂ©minin ont explosĂ©. On connaissait dĂ©jĂ  le site didactique pour atteindre l’orgasme OMGyes, plĂ©biscitĂ© par Emma Watson, Pussypedia (le « WikipĂ©dia de la chatte » comme aiment l’appeler les fondatrices) ou encore le compte Insta « T’as joui ? » qui recueille les tĂ©moignages des filles sur le sujet. Mais ce n’est pas tout, loin de lĂ . Plus rĂ©cemment encore, la web-sĂ©rie « Clit RĂ©volution » et le jeu interactif pour connaĂźtre son clitoris, Clit-moi, sont nĂ©s. Le 22 mai dernier, une journĂ©e internationale lui Ă©tait dĂ©diĂ©e en Belgique et Amazone, une ASBL regroupant une vingtaine d’associations fĂ©ministes Ă  Bruxelles, exposait une sculpture de l’organe de trois mĂštres de haut.

« Il existe plus de rapports scientifiques sur la vie sexuelle des Ă©lĂ©phants que sur notre clitoris... »

Un vĂ©ritable boom du clito. LassĂ© d’ĂȘtre invisibilisĂ©, il a dĂ©cidĂ© de faire une percĂ©e. Et quand on le connaĂźt un peu mieux, on comprend qu’il ne faut pas le sous-estimer. Le clitoris ne se rĂ©sume pas Ă  un bouton, la partie Ă©mergĂ©e de l’iceberg. En rĂ©alitĂ©, il fait la taille d’un petit pĂ©nis, 11 cm prĂ©cisĂ©ment. C’est aussi le seul organe du corps humain entiĂšrement dĂ©diĂ© au plaisir
 Son unique but dans la vie, c’est de nous donner des orgasmes. On n’a pas connu plus altruiste. Et pourtant, il a longtemps Ă©tĂ© cachĂ©. « Il a fallu attendre 1998 pour qu’on (re)dĂ©couvre l’anatomie exacte du clitoris. Pour rappel, l’homme a dĂ©pucelĂ© la lune en 1969... La premiĂšre Ă©chographie de cet organe date de 2008 et le modĂšle en 3D de 2016. Il existe plus de rapports scientifiques sur la vie sexuelle des Ă©lĂ©phants que sur notre clitoris », affirme Julia Pietri. Auteure et activiste fĂ©ministe, c’est Ă  elle que l’on doit la fameuse campagne de street art « It’s not a bretzel » et le compte Instagram « Gang du clito ».   

Rendez-vous en terre inconnue

En France, une fille de 15 ans sur quatre ne sait pas qu’elle possĂšde un clitoris et 83 % ignorent sa fonction Ă©rogĂšne. Seul un manuel sur huit reprĂ©sente d’ailleurs correctement cet organe fĂ©minin. Si on ne dispose pas de chiffres officiels pour la Belgique, on peut supposer que les stats sont similaires. Et aucun livre scolaire ne montre le schĂ©ma exact du clitoris chez nous. « C’est dingue, mais je n’ai visualisĂ© sa forme qu’en 2017, Ă  presque 30 ans », explique Camille Wernaers, chargĂ©e de projet chez Amazone. « On me rĂ©pond souvent que c’est normal que le clitoris soit moins connu que le pĂ©nis vu qu’il s’agit d’un organe interne. Je me souviens pourtant trĂšs bien d’avoir Ă©tudiĂ© en dĂ©tail le cƓur et les poumons en classe. »

Alors pourquoi un tel tabou ? ForcĂ©ment, le sexisme dans la recherche dĂ» au manque de femmes scientifiques et le jugement portĂ© sur le plaisir fĂ©minin n’ont pas aidĂ©. Une fille qui prend son pied, ça a longtemps Ă©tĂ© considĂ©rĂ© comme sale. Mais la religion est aussi passĂ©e par lĂ . Of course. Jusqu’à la fin du XIXe siĂšcle, la stimulation du clitoris Ă©tait pourtant encouragĂ©e. À l’époque, on pensait qu’il jouait un rĂŽle dans la reproduction. Plus d’orgasmes = plus de chances d’avoir un bĂ©bé  !

Mais lorsqu’on comprend en 1880 que le seul job du clito est de donner du plaisir, son heure de gloire est terminĂ©e. Inutile pour la procrĂ©ation, il perd tout intĂ©rĂȘt. L’église l’associe Ă  la masturbation et considĂšre donc qu’il peut servir de contraception
 SacrilĂšge suprĂȘme. L’omerta atteint son point culminant en 1960 : le clitoris a disparu des dictionnaires et on observe un recul des connaissances sur le sujet. Encore aujourd’hui, les femmes qui veulent en parler sont souvent dĂ©couragĂ©es. « Lorsque j’ai lu les chiffres sur notre mĂ©connaissance du clitoris, j’ai eu envie de faire une vidĂ©o pour informer. DĂšs la premiĂšre minute oĂč je l’ai publiĂ©e sur Youtube, elle a Ă©tĂ© dĂ©monĂ©tisĂ©e. Cela signifie que je ne touche pas d’argent sur les vues, mais aussi que la vidĂ©o est moins mise en avant », raconte Sophie Riche, Youtubeuse aux 200.000 abonnĂ©s. « Les annonceurs ont peur que leur pub soit associĂ©e Ă  du contenu graveleux. Mais en pratique, on remarque que ce sont systĂ©matiquement les vidĂ©os sur la sexualitĂ© fĂ©minine qui posent problĂšme. Les hommes sont beaucoup moins concernĂ©s. Le collectif Les Internettes a d’ailleurs crĂ©Ă© le hashtag #MonCorpsSurYoutube pour dĂ©noncer le sexisme de la plateforme. »   

Clitoris
Illustration: Rafaela Mascaro - Studio Grand-PĂšre

La consĂ©quence de cette loi du silence ? Une mĂ©connaissance profonde du corps des femmes et une sĂ©rie de clichĂ©s perpĂ©trĂ©s. Qui est capable de dessiner un clitoris en dĂ©tail, de nommer ses diffĂ©rentes parties et de le placer sur un schĂ©ma ? RĂ©aliser le mĂȘme exercice avec le pĂ©nis semble tout de suite plus easy.

On notera aussi que le sacro-saint orgasme vaginal restera dans les annales comme l’arnaque du siĂšcle. Il se situe au mĂȘme niveau que la licorne ou le sujet d’actu du Gorafi : il n’existe pas. En rĂ©alitĂ©, les deux types d’orgasmes impliquent le clitoris. Ce dernier entoure le vagin et est donc stimulĂ© pendant la pĂ©nĂ©tration, ce qui explique un plaisir plus « profond ». On ne remercie pas Freud qui a complexĂ© toute une gĂ©nĂ©ration en affirmant que l’orgasme clitoridien Ă©tait celui de la « fillette immature » et non de la « vraie femme »  « On utilise l’expression “excision intellectuelle” pour parler de ce phĂ©nomĂšne. Beaucoup de femmes ne savent pas qu’elles ont un clitoris, ou ne connaissent pas ses spĂ©cificitĂ©s. On est amputĂ©es d’une partie de nous-mĂȘmes alors que toutes les informations scientifiques sont lĂ . C’est une inĂ©galitĂ© supplĂ©mentaire », explique Camille Wernaers. « MĂȘme nos mots nous sont retirĂ©s. On appelle l’ensemble de nos organes gĂ©nitaux par une partie de ceux-ci : le vagin est l’entrĂ©e de la vulve, j’ai appris rĂ©cemment que ce n’étaient pas des synonymes. Idem pour les trompes de Fallope. Le terme vient d’un anatomiste italien, Gabriel Fallope, qui les a dĂ©couvertes. Les mecs ont mis leur nom Ă  l’intĂ©rieur des filles, comme s’ils plantaient des petits drapeaux sur la lune. Nous avons Ă©tĂ© dĂ©possĂ©dĂ©es de notre corps. »   

Si les femmes ont une telle mĂ©connaissance de leur propre anatomie, imaginez les hommes. RĂ©sultat ? Un fossĂ© orgasmique Ă©norme. Traduisez : les femmes jouissent beaucoup moins que leurs partenaires masculins. D’aprĂšs une Ă©tude rĂ©alisĂ©e auprĂšs de 52.000 personnes aux States, 95 % des mecs atteignent rĂ©guliĂšrement, ou toujours, l’orgasme. Les filles hĂ©tĂ©ros, elles, ne sont que 65 %. Chez les lesbiennes, le chiffre monte pourtant Ă  86 %... « Dans l’esprit des femmes, c’est logique : c’est cruel de dire “Merci, au revoir” Ă  un mec en Ă©rection. L’inverse est beaucoup moins Ă©vident. Les femmes, surtout celles de 20-25 ans, ont Ă©normĂ©ment de mal Ă  en parler, Ă  demander Ă  leur partenaire qu’il s’occupe d’elle. C’est une question d’affirmation de soi, mais aussi d’image. On ne veut pas vexer les hommes en parlant de notre propre plaisir et on peut avoir peur de passer pour une salope », analyse Charlotte Ledent. PsychothĂ©rapeute et sexologue, elle est la crĂ©atrice du loveshop Evaluna.

ForcĂ©ment, les femmes n’ont pas vraiment Ă©tĂ© Ă©duquĂ©es Ă  exiger et les injonctions Ă  ĂȘtre constamment jolies/fraĂźches/Ă©pilĂ©es ne favorisent pas le fait de s’abandonner. Mais si le fossĂ© orgasmique est si grand, c’est aussi parce qu’au pays des hĂ©tĂ©ros, la sexualitĂ© est essentiellement « pĂ©nĂ©tro-centrĂ©e ». Un terme compliquĂ© pour un concept basique : la pĂ©nĂ©tration est vue comme le Graal, le but ultime de la partie de jambes en l’air. Comme si, sans ça, le rapport sexuel n’existait pas. Ce qui reviendrait Ă  dire que les couples de femmes ne font pas « vraiment » l’amour
 Rien que le mot « prĂ©liminaires » sous-entend d’ailleurs une hiĂ©rarchisation. Tout ce qui prĂ©cĂšde ne serait qu’une mise en bouche avant le grand feu d’artifice final. Sauf que le spectacle n’est pas vraiment magique pour tout le monde. D’aprĂšs une recherche de l’UniversitĂ© de l’Indiana, seuls 18% des femmes indiquent que la pĂ©nĂ©tration est suffisante pour atteindre l’orgasme. Il est peut-ĂȘtre temps d’envisager la sexualitĂ© autrement, mĂȘme sans pĂ©nĂ©tration de temps en temps. De faire preuve d’imagination, de varier les pratiques et de bousculer l’enchaĂźnement bien Ă©tabli. L’éjaculation sonne encore trop souvent la fin du jeu, en laissant aux femmes la sensation qu’elles n’ont pas, elles aussi, gagnĂ© la partie.     

Le clitoris en campagne

Face Ă  tous ces constats, le clitoris est devenu ces derniers mois un outil politique, un vĂ©ritable symbole de l’égalitĂ© hommes-femmes. « L’excision existe depuis des millĂ©naires, on s’est toujours servi du clito comme une arme contre nous. Aujourd’hui, c’est important de se le rĂ©approprier, d’en faire un moyen d’émancipation », affirme Julia Pietri.

Dans le mĂȘme ordre d’idĂ©e, la figure de la sorciĂšre, mĂ©prisĂ©e et traquĂ©e au Moyen Âge, est devenue une icĂŽne fĂ©ministe. Une façon de prendre sa revanche et de prĂŽner haut et fort la libĂ©ration des femmes. Petit Ă  petit, l’organe du plaisir fĂ©minin a donc commencĂ© Ă  s’afficher partout. Et la campagne est nĂ©cessaire, mĂȘme auprĂšs des plus engagĂ©es. « Avec Sarah (Constantin, NDLR), on s’est rencontrĂ©e chez les Femen. On est donc toutes les deux fĂ©ministes et plutĂŽt casse-cou. Et pourtant, on s’est rendu compte que dans notre intimitĂ©, c’était beaucoup plus compliquĂ©. On a des comportements qui ne sont pas en adĂ©quation avec nos idĂ©es, et qu’on n’a jamais remis en question. On s’est dit que si des meufs comme nous Ă©taient concernĂ©es par ce paradoxe, ça devait ĂȘtre le cas de beaucoup de filles », raconte Elvire Duvelle-Charles.

« Le dĂ©sir des femmes a Ă©tĂ© confisquĂ© pendant des siĂšcles, le corps fĂ©minin a toujours servi Ă  vendre  »

Les deux copines lancent alors un compte Instagram et une web-sĂ©rie sur France.tv Slash,  « Clit RĂ©volution » . Un roadtrip documentaire trĂšs fun aux quatre coins du monde, Ă  la rencontre d’hĂ©roĂŻnes qui font bouger les lignes. Des thĂšmes comme le porno fĂ©ministe, l’excision, la masturbation ou encore l’IVG sont abordĂ©s. « Si on a appelĂ© notre projet “Clit RĂ©volution”, c’est un peu par provocation. On ne parle pas que du clitoris, Ă©videmment, mais c’est un symbole de lutte contre une sociĂ©tĂ© “phallocentrĂ©e”. C’est le rĂ©pondant au pĂ©nis », explique Elvire. « Le clito est un organe chargĂ© de sens vu que c’est le seul entiĂšrement dĂ©diĂ© au plaisir. Notre but, c’est de faire de la sexualitĂ© une source d’empowerment. Le dĂ©sir des femmes a Ă©tĂ© confisquĂ© pendant des siĂšcles, le corps fĂ©minin a toujours servi Ă  vendre
 Il est temps de changer de regard et de se rĂ©approprier cette sexualité : elle n’appartient qu’à moi. Les filles sont libres de jouir de leur corps et donc de leurs droits. » On l’a compris, le clitoris est une porte d’entrĂ©e pour aborder toute une sĂ©rie de sujets fĂ©ministes. Parce que l’intimitĂ© est le dernier bastion de l’égalitĂ©, et qu’on peut difficilement changer les dynamiques de pouvoir dans le monde public si on ne le fait pas dans son lit.

À ceux qui diraient qu’il existe des combats « plus importants », on rĂ©pondra qu’il n’y a pas de petite violence faite aux femmes. Du sifflement au fĂ©minicide, c’est une question de gradation et le point de dĂ©part, c’est de penser que la femme n’est pas l’égale de l’homme. Tout est liĂ© dans une sociĂ©tĂ© patriarcale sexiste et on ne peut pas simplement laisser certains sujets de cĂŽtĂ©. Donc oui, considĂ©rer que les filles ont elles aussi droit au plaisir, et les faire jouir, c’est essentiel.

« Il existe une tyrannie de la performance »

Mais si une vraie rĂ©volution du clito s’est opĂ©rĂ©e ces derniers temps, pourquoi maintenant ? L’effet boule de neige n’y est certainement pas pour rien. Et le mouvement #MeToo est Ă©videmment aussi passĂ© par lĂ . Aujourd’hui, les femmes se font davantage entendre lorsqu’elles disent non, mĂȘme si le consentement n’est pas encore forcĂ©ment Ă©vident. « L’étape d’aprĂšs, c’est le consentement joyeux, dire “oui” et dire “je veux”. Il faut sortir du modĂšle “l’homme propose et la femme dispose”. Il est normal que les filles expriment leurs dĂ©sirs. Faire l’amour avec quelqu’un, c’est supposĂ© ĂȘtre un plaisir partagĂ©, pas un service rendu  », indique Elvire. Ni une compĂ©tition, d’ailleurs. L’idĂ©e, ici, c’est de se rĂ©approprier sa sexualitĂ©, pas de culpabiliser celles qui n’arrivent pas Ă  jouir.

Le point commun de tous ces comptes Insta sur le clitoris, c’est ça : parler de sexe de façon dĂ©complexĂ©e, sans ĂȘtre dans l’injonction. « Il existe une tyrannie de la performance. Il faut forcĂ©ment que ce soit orgasmique et on a toujours l’impression que les voisins y arrivent beaucoup mieux », analyse Charlotte Ledent. « Il y a un travail Ă  faire sur la conscience du droit au plaisir, mais au lieu d’ĂȘtre une obsession, il faudrait que ce soit ludique », poursuit la sexologue. « On peut jouer Ă  dĂ©couvrir son corps. Si on ne le connaĂźt pas, on ne sait Ă©videmment pas quoi demander. »

Et c’est lĂ  que la masturbation entre en jeu. Mais si la pop culture multiplie les reprĂ©sentations du cĂŽtĂ© des garçons, c’est tout de suite moins Ă©vident pour les filles. Combien de teenagers osent en parler Ă  leurs copines ? Pour changer la donne, Julia Pietri a carrĂ©ment dĂ©cidĂ© de sortir un livre entiĂšrement dĂ©diĂ© au sujet : « Au bout des doigts : petit guide de la masturbation fĂ©minine ». Et c’est une bible. Ici, on parle en dĂ©tail des techniques, des tabous, des fake news sur le plaisir fĂ©minin
 « J’ai Ă©tĂ© obligĂ©e de crĂ©er ma propre maison d’édition pour le commercialiser », raconte l’activiste. « Mon premier Ă©diteur ne voulait pas d’un bouquin en couleur sur le sujet, le deuxiĂšme refusait de mettre les termes “masturbation fĂ©minine” en avant. Ça montre bien que ça fait encore peur en 2019. » En rĂ©ponse Ă  la censure, le guide sort en version collector : il est bleu Ă  paillettes et le mot « masturbation » s’affiche en lettres dorĂ©es, en grand, sur la couverture. En un mois, tous les exemplaires sont vendus sur la plateforme de crowdfunding Ulule et il est dĂ©sormais disponible sur Amazon. Le pied de nez est jouissif.

« Beaucoup de nanas sont malheureuses dans leur sexualitĂ©, sans mĂȘme s’en rendre compte parfois »

C’est en lançant son compte Instagram « Gang du clito » que Julia a eu l’idĂ©e d’écrire son manuel Ă©clairĂ©. Elle reçoit alors des milliers de tĂ©moignages et se rend compte que les femmes ont vraiment envie de parler de plaisir fĂ©minin. Ou plutĂŽt de son absence. MĂȘme constat pour Dora Moutot. Ex-rĂ©dac chef de Konbini, la journaliste est la fondatrice de « T’as joui ? », l’un des premiers comptes sur le fossĂ© orgasmique. « Je me souviens d’avoir poussĂ© un coup de gueule sur mon Instagram privĂ© l’annĂ©e passĂ©e. Un mec m’avait affirmĂ© que la jouissance des filles Ă©tait plus “cĂ©rĂ©brale”. À l’époque, je devais avoir 2.000 abonnĂ©s, mais j’ai reçu beaucoup de messages de femmes et je leur ai demandĂ© si je pouvais publier leurs tĂ©moignages anonymement. Le 15 aoĂ»t 2018, je crĂ©ais “T’as joui ?”, Ă  11h du matin. À minuit, j’avais 10.000 followers. Ça a Ă©tĂ© de la folie. Je n’ai rien fait pour promouvoir la page, ce sont simplement les femmes qui se sont taguĂ©es entre elles  », raconte-t-elle. « Beaucoup de nanas sont malheureuses dans leur sexualitĂ©, sans mĂȘme s’en rendre compte parfois. Ça me fait marrer quand des copines me racontent leur nuit, façon film porno, en me disant que c’était gĂ©nial. Mais quand je leur demande si elles ont joui, elles me rĂ©pondent non... Trop souvent, on considĂšre que c’est normal de ne pas atteindre l’orgasme. »   

Exquise mise en pratique

Le problĂšme, c’est que si tout le monde est d’accord pour affirmer que les filles ont droit au plaisir, passer de la thĂ©orie Ă  la pratique n’est pas si facile. Se dĂ©barrasser des injonctions, dĂ©construire les prĂ©jugĂ©s, oser demander
 ça prend du temps. Alors, on fait comment ? « Je pense que le fait d’en prendre conscience et de s’exprimer permet dĂ©jĂ  d’amorcer un changement », explique Dora. « En tant que fille, on est domestiquĂ©e trĂšs jeune. On nous apprend Ă  fermer les cuisses, Ă  nous Ă©piler, Ă  nous taire
 Mais tout ça est insidieux. J’aime bien l’image des femmes tenues par une laisse invisible : pour que chacune puisse couper la sienne, il faut la rendre le plus visible possible. Et donc parler de toutes ces inĂ©galitĂ©s. » À ce niveau-lĂ , les rĂ©seaux sociaux ont dĂ©jĂ  fait leur part du boulot. Toutes les fondatrices de comptes consacrĂ©s au plaisir fĂ©minin racontent qu’elles reçoivent Ă©normĂ©ment de messages au quotidien. De la part d’adolescentes de 14 ans, mais aussi de femmes de 60 ans qui envisagent dorĂ©navant leur sexualitĂ© autrement. « J’ai eu plusieurs patientes qui sont venues en consultation en me parlant de “T’as joui?” Ça les a bien boostĂ©es et manifestement, ça les a fait rĂ©flĂ©chir  », explique la sexologue Charlotte Ledent. Insta devient mĂȘme un moyen de communication : il n’est pas rare que des couples s’envoient des posts pour initier une conversation sur un sujet tabou par exemple.

Chez les mecs aussi, le travail de rĂ©flexion a commencĂ©. « RĂ©cemment, un ado est venu me voir. Il avait discutĂ© de mon feed avec tous ses potes au lycĂ©e. Il m’expliquait qu’il ne savait rien de la sexualitĂ© fĂ©minine, mais que du coup, le jour oĂč il coucherait avec une fille, il ferait attention Ă  son plaisir », raconte la fondatrice de « T’as joui ? » RĂ©jouissant. Qu’on parle de comptes Instagram, de vidĂ©os Youtube ou encore de sĂ©ries Netflix comme « Sex Education », tous jouent aujourd’hui un rĂŽle d’éducation sexuelle Ă  leur Ă©chelle. Et c’est bienvenu.

Il faut multiplier les sources d’infos, pour autant qu’elles soient correctes et fiables, mais ce serait dommage de ne pas aller encore plus loin. « Il est crucial d’avoir un espace oĂč les jeunes peuvent discuter avec une personne qualifiĂ©e de ce qu’ils visionnent sur le web. C’est important de susciter des rĂ©flexions critiques pour qu’ils puissent se forger leur propre opinion. Il ne faut pas oublier que les informations sur la sexualitĂ©, sur celles des femmes particuliĂšrement, ne sont pas dĂ©pourvues d’idĂ©ologies et de valeurs morales », rappelle ValĂ©rie Morin. Sexologue et chercheuse, elle a fait partie du projet « Clit-Moi », un jeu pour mobile made in Canada qui nous apprend Ă  toucher un clitoris.

clitoris
Illustration: Rafaela Mascaro - Studio Grand-PĂšre

Et lorsqu’on parle d’éducation et d’experts, c’est forcĂ©ment Ă  l’école que l’on pense. Sauf que lĂ  aussi, il y a du boulot. Lors des cours d’éducation sexuelle, s’il y en a, le focus est surtout mis sur la prĂ©vention des MST et la contraception. Et le plaisir ? Le sujet n’est pas abordĂ©.

En Belgique, on parle d’« Evras », d’éducation Ă  la vie relationnelle, affective et sexuelle. Depuis 2012, l’Evras est intĂ©grĂ©e dans les missions de l’enseignement obligatoire grĂące Ă  l’adoption d’un projet de dĂ©cret. À l’époque, c’était une victoire : on reconnaĂźt que les jeunes ont une sexualitĂ© et qu’il faut en parler. Le problĂšme ? Aucun cadre n’a Ă©tĂ© dĂ©fini. Qui donne les cours d’éducation sexuelle ? À quelle frĂ©quence ont-ils lieu ? Quel est leur contenu ? Chaque Ă©cole est libre de dĂ©cider. « Quand une circulaire demande aux chefs d’établissement scolaire de prendre des initiatives Ă  l’Evras, ça peut tout vouloir dire. Certains vont simplement mettre des affiches sur la prĂ©vention des MST dans les classes, d’autres vont vraiment s’investir avec tous les professionnels concernĂ©s. Le problĂšme, c’est que ça crĂ©e des inĂ©galitĂ©s entre les Ă©lĂšves et des dĂ©rives existent.

En Belgique, des mouvements pro-vie se sont retrouvĂ©s Ă  donner des cours d’Evras dans des Ă©coles par exemple et Ă  tenir des propos anti-IVG », explique Sofia Seddouk, chargĂ©e de missions Ă  la FĂ©dĂ©ration laĂŻque des centres de planning familial et rĂ©fĂ©rente Ă  l’Evras.

Depuis dĂ©but 2018, des stratĂ©gies concertĂ©es sont donc mises en place. Le but ? GĂ©nĂ©raliser les animations pour que chaque Ă©lĂšve de la FĂ©dĂ©ration Wallonie-Bruxelles ait une Ă©ducation complĂšte Ă  la vie relationnelle, affective et sexuelle lors de son parcours. 31 acteurs se retrouvent autour de la table, ils sont issus du milieu scolaire, des cinq pouvoirs organisateurs, de la FĂ©dĂ©ration des reprĂ©sentants des parents
 Beaucoup de monde Ă  mettre d’accord sur un sujet aussi « touchy » que la sexualitĂ©. Au niveau du contenu des animations, le travail a pourtant dĂ©jĂ  Ă©tĂ© fait par l’Unesco. L’Organisation des Nations unies a sorti un rĂ©fĂ©rentiel de huit thĂ©matiques Ă  aborder en fonction de l’ñge. Elle prĂ©conise de parler de reproduction et de prĂ©vention des maladies, forcĂ©ment, mais aussi de plaisir, de consentement, d’identitĂ© de genre, de normes, de lien entre sexualitĂ© et nouvelles technologies
 Oh, oui. On imagine dĂ©jĂ  une foule d’écoliers Ă©clairĂ©s et de problĂšmes Ă©vitĂ©s.

Clitoris
Illustration: Rafaela Mascaro - Studio Grand-PĂšre

« Pour aborder tous ces sujets, on plaide pour qu’il y ait minimum une animation de deux heures chaque annĂ©e. Il y aurait donc une continuitĂ© de la maternelle Ă  la fin des secondaires. On est aussi favorable Ă  ce que ce soit une personne extĂ©rieure formĂ©e Ă  l’Evras qui donne le cours. C’est compliquĂ© de parler d’un souci sexuel Ă  un prof qui va nous suivre toute l’annĂ©e  », explique Sofia Seddouk. « ForcĂ©ment, mettre tout ça en place va coĂ»ter de l’argent et un plaidoyer sera nĂ©cessaire pour obtenir un vrai cadre lĂ©gal. Tout dĂ©pend de la formation des gouvernements, mais si tous les acteurs du secteur ont rĂ©ussi Ă  se mettre d’accord, il n’y a pas de raison que les politiques ne suivent pas. L’idĂ©e, c’est de venir avec des propositions trĂšs concrĂštes et on espĂšre un vrai changement lors de la prochaine lĂ©gislature. » Alors oui, on a le temps.

Mais en attendant, rien ne nous empĂȘche d’agir Ă  notre niveau. De signer des pĂ©titions, de faire du lobbying pour modifier les manuels scolaires, de lancer des campagnes d’affichage. De dessiner des clitoris, de le porter en pendentif et de rĂ©clamer des orgasmes massifs. « On a souvent l’impression que l’activisme, c’est quelque chose de dur, qu’il faut ĂȘtre contre quelqu’un ou contre une idĂ©e », explique Dora Moutot. « Au contraire, ici, j’ai choisi d’ĂȘtre pour. Pour le plaisir, tout simplement. »     

L’initiative belge

« Mon nom est clitoris ».

Parmi les nombreux projets liĂ©s au plaisir fĂ©minin, on a repĂ©rĂ© cette petite pĂ©pite en Belgique. Le film a Ă©tĂ© produit par Iota Production et c’est le bĂ©bĂ© de deux jeunes rĂ©alisatrices, Lisa Billuart Monet et DaphnĂ© Leblond. Les filles nous emmĂšnent dans l’intimitĂ© des chambres bruxelloises et parisiennes. Ici, des femmes de toutes origines et de toutes morphologies nous parlent de leur sexualitĂ©, Ă  visage dĂ©couvert et sur leur lit. « Ce n’est pas une dĂ©marche Ă©vidente, mais, Ă©tonnamment, on n’a pas eu tellement de mal Ă  trouver des volontaires. Beaucoup de femmes avaient envie de le faire, parce qu’il y a un militantisme derriĂšre », raconte Lisa. « On les a trouvĂ©es trĂšs courageuses. Au dĂ©but du tournage, je n’aurais pas Ă©tĂ© capable de prononcer le mot “masturbation” devant une camĂ©ra », ajoute DaphnĂ©. « Aujourd’hui, Ă  force d’entendre des tĂ©moignages, ça me paraĂźt absurde de ne pas oser en parler. » La preuve que la libĂ©ration de la parole fonctionne. Puissant, libre et drĂŽle, le docu est aussi instructif que dĂ©culpabilisant.
À mater d’urgence.

Infos et sĂ©ances sur la page Facebook « Mon nom est clitoris ».

Illustrations: Rafaela Mascaro - Studio Grand-PĂšre

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