Le 14 janvier dernier, Emily Ratajkowski dévoilait son nouveau et premier livre : “My Body”. Un essai d’environ 250 pages dans lequel l’influenceuse, mannequin et actrice se confie sur son rapport au corps, sur le monde sans pitié du mannequinat ainsi que sur son parcours personnel depuis son enfance, jusqu’aux 28,9 millions de followers qui la suivent quasi-quotidiennement aujourd’hui.
Loin de se la jouer Beigbeder en qualifiant ces pages de “vide” ou encore son autrice d'”inculte” avant l’heure, la rédac s’est penchée sur ce nouvel objet à la fois curieux et éclairant à défaut d’être sensationnellement palpitant. Car ce que nous raconte Emily Ratajkowski, de prime abord, ressemblerait presque à la vie monocorde d’un personnage en burnout de Bret Easton Ellis. Tout est réuni, la Californie, la jeunesse plus ou moins dorée qui s’occupe comme elle peut à base de défonce, d’ennui et d’alcool. Avec une mère borderline mais aimante, la jeune Emily évolue en soutien-gorge rose push-up (Wonderbra est roi au début des années 2000) face aux regards des garçons qu’elle sait scotchés sur elle. C’est l’époque de Britney Spears, Lindsay Lohan ou encore d’Amy Winehouse.
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Aujourd’hui, Emily a la trentaine. Elle compte presque 30 millions de followers sur son compte Instagram et peut balancer des phrases telles que « prendre une photo au débotté et la poster pour vingt-huit millions de personnes, ça file une sacrée pêche » dans l’hôtel cinq étoiles dans lequel elle et son mari, l’acteur et producteur Sebastian Bear-McClard, ont été invités en échange d’une belle pub sur les réseaux. Loin d’être dupe, la jeune femme récemment devenue maman raconte comment elle a “profité du système capitaliste” sans pour autant que “ce jeu lui plaise”.
D’emblée, elle tue dans l’oeuf toute tentative de critique condescendante en avertissant le lecteur qu’elle sait très bien ce qu’il pense d’elle puisqu’elle le pense aussi de femmes comme elle. “Toi ! Toi qui viens de poster ton cul sur Instagram et qui a l’audace d’être en rogne contre le monde entier parce qu’on ne te prend pas au sérieux ? T’es une putain d’hypocrite”, résume-t-elle sa première pensée avant de lire l’autobiographie de Demi Moore “Mémoires. L’envers d’une vie”, comme un propre message à elle-même.
Même si la tentation est grande, il serait donc trop simple de résumer les turpitudes de la mannequin à un simple “elle a capitalisé uniquement grâce à son corps, à quoi s’attendait-elle ?” Car au-delà de son expérience personnelle du mannequinat et des réseaux, ce qu’Emrata – comme la surnomment les médias – donne à voir aux lecteurs et lectrices, c’est l’expérience des femmes (et pas seulement des femmes mannequins) dans “un monde cishétéro, capitaliste et patriarcal dans lequel le sex-appeal n’est valorisé qu’à travers la valorisation du regard masculin”.
1. Honte et sexualisation
“Toutes les femmes sont chosifiées ou sexualisées à un degré ou à un autre, voilà ce que j’imaginais, donc tant qu’à me plier à ces règles, autant le faire à ma sauce. D’après moi, cette capacité à faire pareil choix révélait chez moi une certaine force”, écrit-elle d’emblée. Depuis sa naissance, Emily est belle, même très belle, et tout le monde lui dit, surtout sa mère. Très vite, cette dernière tente d’exacerber sa confiance en elle, mais c’est un échec cuisant lorsque, à son premier bal de lycée, elle est recalée pour une tenue jugée trop sexy achetée avec sa mère. Elle rentre “humiliée et désorientée”. C’est le début d’un long questionnement sur son corps, comme le connaissent beaucoup de jeunes-filles à l’adolescence, lorsqu’en voyant leurs corps se développer, elles deviennent en même temps objets du regard masculin.
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Une double injonction naît presque automatiquement, celle d’être désirable sans être aguicheuse. “La sexualisation des filles n’est pas le problème, écrit Emily, c’est de leur faire honte. Pourquoi cacher son corps ?” À 14 ans à peine, sa mère la fait courir les castings et les agents “comme on emmène ses enfants à l’entraînement de foot”. Elle est la fierté de ses parents, surtout de sa mère qui l’initie très vite à cette dépendance du regard masculin qu’elle juge pourtant elle-même “limité et guère raffiné”. “Comment avais-je pu être initiée au concept de compétition entre femmes avant même de savoir lire ?”, se questionne Emily plusieurs années après. Elle sait déjà aussi que, vieillir, c’est devenir invisible. Une libération qui ressemble davantage à un renoncement fataliste.
2. L’épisode Robin Thicke
C’est l’histoire qui a fait couler le plus d’encre lors de la sortie de son livre. Lorsqu’Emily Ratajkowski accepte d’apparaître dans le clip du tube “Blurred Lines” aux côtés de Robin Thicke, Pharrell Williams et T.I., elle ne se doute pas encore que ce choix la propulsera au rang de célébrité mondiale. Elle fait la couverture de Sport Illustrated, on la reconnaît désormais dans la rue et elle lâche son ancien appart dans l’Art District de Los Angeles pour un loft à New York City. Constamment associée au clip, les journalistes et ses collègues mannequins l’interrogent : n’est-ce pas antiféministe de se tortiller nue autour d’hommes ? “Sur scène, je me sentais à l’aise dans mon corps et dans ma nudité”, assène-t-elle. “Pour qui se prenaient-ils, tous ceux qui affirmaient qu’en dansant nue je ne faisais preuve d’aucune autonomisation ?”
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C’est un événement beaucoup plus accablant qui interrompra finalement ces louvoiements, lorsque Robin Thicke “a fait quelque chose qu’il n’était pas censé faire”. Elle raconte : “Brusquement, surgi de nulle part, j’ai senti le contact froid des mains d’un inconnu saisissant mes seins nus par derrière. Je me suis dégagée instinctivement, en me retournant pour regarder Robin Thicke. Il a eu un sourire niais et il a failli tomber en arrière, les yeux toujours dissimulés derrière ses lunettes. J’ai tourné la tête vers l’obscurité au-delà de la scène. La voix de Diane s’est cassée en me demandant ‘ça va ?’. (…) Par ce seul geste, Robin Thicke avait rappelé à toutes celles qui se trouvaient sur le tournage que nous, les femmes n’étions jamais aux commandes”.
3. La douloureuse question du consentement
Nous sommes en 2013, et même si l’on sent déjà une odeur bien rance dans l’air, le mouvement #MeToo n’est pas encore passé par là. Ce n’est que des années plus tard qu’elle réalisera l’importance de ce geste, tout comme la gravité de biens d’autres qu’elle expérimentera de l’adolescence à l’âge adulte. Dans un chapitre oppressant, elle raconte notamment son viol par son premier petit ami. “Si seulement quelqu’un m’avait expliqué que je ne lui devais absolument rien”, écrit-elle aujourd’hui. C’est le début de la honte et de la détestation de soi. Que ce soit dans le monde du mannequinat ou après de la police ou de sa propre mère, l’impression de ne pouvoir bénéficier de l’aide de personne rend la situation d’autant plus inexorable. “Je n’ai raconté à personne ce qui s’était passé ce week-end-là avec Owen. C’est ainsi qu’on s’y prend. C’est ainsi qu’on peut commencer à oublier”.
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Quand votre corps ne vous appartient plus, quand votre propre image vous échappe (que ce soit par l’entremise d’un photographe vénal qui fasse de vos photos intimes un livre ou d’un revenge porn bien orchestré) et que l’attention des hommes puissants semble être la seule source de fierté et surtout la seule façon de bénéficier de la notoriété, la détestation de soi peut commencer. Puisque le jeu est biaisé, les dés pipés d’avance et la société complice silencieuse, le cercle vicieux devient quasi-inarrêtable. “J’avais si désespérément besoin de consécration masculine que j’étais disposée à m’en accommoder même quand elle se présentait noyée dans le manque de respect”, écrit-elle. Et même la colère n’est plus une solution à ce stade. “Une femme en colère ne plaît à personne. C’est la pire sorte de méchante : une sorcière, détestable, laide, pleine d’amertume et de malveillance”.
Aujourd’hui, Emily Ratajkowski vient de devenir la maman d’un petit garçon prénommé Sylvester Apollo (la mannequin serait-elle la fan n°1 de Rocky ?) et surtout elle est devenue écrivaine, là où personne ne l’attendait. Et pour résumer son état d’esprit aujourd’hui elle écrit : “J’ai mûri, je suis au-delà de la honte et de la crainte, je suis en colère. Ce n’est pas beau mais ça ne me fait pas peur. J’en veux davantage pour moi. Je suis prête à révéler toutes mes erreurs et toutes mes contradictions, pour toutes les femmes qui ne peuvent pas en faire autant, pour toutes les femmes qu’on a traitées de muses sans même connaître leur nom, dont le silence a toujours été interprété comme un consentement. Pour en arriver là aujourd’hui, c’est sur leurs épaules que je suis montée.”
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