Le business des nudes sur Internet : argent facile mais à quel prix ?

À 28 ans, Tenessy est secrétaire dans un garage automobile. Elle passe son temps au milieu des voitures, passionnée par ce monde majoritairement masculin. Brune, fine et élancée, elle a conscience de ses atouts physiques. Alors, à côté de son métier, elle a trouvé un autre moyen pour arrondir ses fins de mois. Depuis son compte MYM, elle partage des images de son corps dénudé. Le principe est simple : les utilisateurs doivent payer un abonnement pour avoir accès à toutes ses photos. Si un acheteur en fait la demande, elle peut également lui envoyer des images privées contre rémunération.

Beaucoup d’argent en peu de temps

Avec ses 58 abonnés, elle gagne entre 800 et 1300 € par mois. « Tout dépend de ma réactivité sur le site. Généralement, je réponds aux demandes tous les 3 ou 4 jours, quand j'y pense. Par semaine, ça me prend environ 20 minutes pour répondre et envoyer des médias privés » raconte-t-elle. Sur son profil, elle publie des photos qu’elle qualifie de « soft » ou d’« artistiques ». En lingerie ou topless, elle ne dévoile jamais ses parties intimes. Depuis qu’elle a commencé en juillet 2020 - malgré une pause de quelques mois parce qu’elle fréquentait un garçon - Tenessy ne tire que du positif de cette expérience. « Je n’ai pas plus de confiance en moi car je pense que pour commencer ça, il faut déjà en avoir un minimum. Mais c'est sûr qu'être flattée toute la journée sur son corps par des inconnus, ça booste l’égo ». Pour éviter tout débordement, elle impose des limites strictes à ses clients. « J’ai pas mal de caractère donc quand leurs réponses ne me plaisent pas, je leur fais savoir et ils redescendent de leur petit nuage. Les personnes que j’ai sur MYM sont souvent très sympas et compréhensives, elles acceptent les refus. Je n’ai jamais eu de mauvais échange ». Et pour la soutenir, Tenessy peut compter sur sa maman. « Ma maman me dit de continuer à le faire car elle voit bien que je ne poste que des photos en sous-vêtements, comme la majeure partie des femmes qu'on voit dans les pubs à la télé », souligne la jeune secrétaire. Revenus faciles, confiance en soi et soutien familial, la recette du bonheur qui pousse Tenessy à continuer son activité tant qu'elle le peut.

Le confinement, boosteur du sexe en ligne

Tenessy n’est pas la seule à s’être lancée sur ce nouveau marché. Depuis le premier confinement, le business des nudes sur Internet a véritablement explosé. Le phénomène se constate sur tous les réseaux sociaux traditionnels. Sur Twitter, il suffit de taper #nudes, #sellnudes, #moneymiss, … pour trouver les vendeuses. L’usage d’émojis à connotation sexuelle a également bien augmenté. D’après une étude menée par la société Khoros spécialisée dans les médias sociaux, l’émoji pêche a bondi de 46% entre mars et avril 2020. Sur TikTok, vous avez peut-être été surpris.e de découvrir en scrollant votre page d’accueil une vidéo d’une jeune femme proposant des photos de ses pieds en échange d’argent. Même constat sur Instagram, où il n’est pas rare de recevoir un message privé d’un compte inconnu proposant des photos de « long pénis, émoji aubergine, émoji banane ».

@chloeclavv 😙😙 (je n’incite personne à faire ça hein je vous vois venir) #humour ♬ Son officiel de il.babess - babess ✪

Alors comment expliquer cet engouement soudain pour le sexe en ligne ? Le confinement y a joué un rôle important. Coupés de contacts sociaux, les internautes compensent leur solitude en échangeant des nudes ou des sextos. D’après Helen Fisher, anthropologue américaine, « le confinement engendre une augmentation du stress et donc une forme d’excitation. Cela augmente la testostérone chez les hommes et les femmes, et déclenche ensuite la production de noradrénaline et d’épinéphrine, des stimulants naturels qui produisent de l’énergie, de la concentration, de la motivation et de l’excitation sexuelle ». Un autre facteur peut également expliquer cet essor : l’impression de sécurité. « Plus personne ne peut se rencontrer physiquement, il n’y a donc plus le poids de l’après-flirt en ligne, de la rencontre réelle » explique l’anthropologue. Les hommes et les femmes peuvent ainsi exprimer leur sexualité librement, sans avoir peur de se rencontrer un jour dans la vraie vie.

La montée en puissance des plateformes

Impossible de parler du business des nudes sans aborder les plateformes qui les hébergent. Parmi les plus connues : MYM et OnlyFans. Leur fonctionnement est très simple : des personnalités proposent des photos et vidéos à leurs « fans ». Ceux-ci doivent payer un abonnement mensuel ou annuel pour les regarder. Cet abonnement tourne autour des 5 à 25 € par mois. Une fois abonnés, ils ont également la possibilité d’interagir avec le créateur ou la créatrice de contenus pour lui demander des images privées personnalisées. Les modèles fixent alors leur propre gamme de prix et n’envoient les nudes qu’une fois que les acheteurs ont payé, généralement via PayPal.

✨Tarifs nudes✨
- photo corps entier : 50€
-photo poitrine : 20€
-photo pieds :15€
✉️ Passe en DM pour toute demande ✉️
💸 Règlement par PayPal 💸
Toutes mes photos sont prises avec soin et sont de véritables œuvres d'art 😇https://t.co/QI3CgiwvFG pic.twitter.com/hoZI1qUkh2

— Reine Nephtyka 👑💸 (@nephtykaaa) May 27, 2021

Une fois encore, le confinement est le principal responsable de la popularité croissante de ces plateformes. En 1 an, MYM est passé de 60 000 à 145 000 utilisateurs. OnlyFans, son concurrent britannique, comptait 20 millions d’utilisateurs avant la pandémie. Aujourd'hui, la plateforme en possède 150 millions, pour 1,5 millions de créateurs de contenus. La clé du succès ? MYM et OnlyFans reposent en réalité sur une stratégie ludique et accessible. En favorisant la proximité, ils permettent aux acheteurs d’entrer directement en contact avec les vendeurs. Une sorte de relation privilégiée qui plait. « Le succès d'OnlyFans, pur produit des bouleversements du porno avec l'avènement d'Internet dans les années 1990, est caractéristique d'une génération qui a grandi avec le smartphone, les nude pics et un rapport très décomplexé à la sexualité », écrit le journaliste Patrick Thévenin dans Les Inrockutibles.

Mais en plus d’être populaires, les plateformes sont également extrêmement rentables. En prenant 20% de commission sur les abonnements, OnlyFans a vu son chiffre d’affaires grimper de 553% de novembre 2019 à novembre 2020.

Vendeuses = travailleuses du sexe ?

Ce n’est pas pour rien qu’on surnomme ces plateformes les « Instagram du porno » : ce nouveau business a également été pris d’assaut par l’industrie du X. En mal de tournages à cause de la pandémie, les acteurs de films pour adultes ont investi les plateformes qui ne censurent pas le contenu sexuel explicite, contrairement aux autres grands réseaux sociaux traditionnels. Alors, pourrait-on dire qu’il s’agit d’un nouveau genre de prostitution et comparer les vendeuses à des travailleuses du sexe ? Si l’on prend la définition du Robert, le terme prostitution désigne « le fait de livrer son corps aux plaisirs sexuels d'autrui pour de l'argent et d'en faire métier ». Puisque, dans le cas qui nous intéresse, il s’agit d’un échange de services sexuels contre rémunération, il ne fait aucun doute que l’activité des modèles consiste en une forme de travail sexuel. Certains universitaires, comme la sociologue Angela Jones, ont tenté de différencier « le travail sexuel direct, qui fait référence au contact génital direct », et le « travail sexuel indirect, qui fait référence au travail sexuel quand il n'y a pas de contact génital ». C’est dans cette dernière catégorie que nous pouvons placer les vendeuses.

 

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L’association « créatrices de contenu = travailleuses du sexe » résulterait surtout des moeurs de chacun. Mathilde, étudiante en droit au moment des faits, se souvient avoir été contactée par un homme sur Instagram pour envoyer des photos de ses pieds. Si au début, la demande semblait alléchante d’un point de vue financier, elle s’est vite rétractée. « Au début, je me suis dit que ce n’était que des pieds, un moyen facile pour gagner rapidement de l’argent, surtout en étant étudiante. Mais plus je réfléchissais à cette idée, plus je me sentais mal. Je pense que ce n’est pas dans mes valeurs et principes. C’est le début de la prostitution, ou en tout cas le début de quelque chose qui n’est pas très moral » explique-t-elle. Des propos auxquels notre première interlocutrice Tenessy n’adhère pas. « À partir du moment où tu ne vends pas ton corps dans la vraie vie, je ne pense pas à la prostitution. C’est un business qui me rapporte assise, dans mon canapé, juste à prendre des photos. Je n’ai pas du tout cette idée de la chose » rétorque-t-elle. Mais ce qui inquiète le plus Mathilde, ce n’est pas tant le statut de la vendeuse, mais plutôt les conséquences néfastes qui pourraient lui arriver. « L’acheteur va en demander toujours plus et risque de faire chanter la victime, soit en affichant ses photos sur les réseaux sociaux, soit en les montrant à ses parents. Je pense que ça peut devenir très dangereux au niveau du harcèlement et de la santé mentale », raconte l’ancienne étudiante.

Des dérives bien réelles

Le problème que pointe Mathilde est effectivement assez pertinent. Car si Tenessy n’a jamais été confrontée à une mauvaise expérience, ce n’est pas le cas de tout le monde. Jade (prénom d’emprunt) a, elle aussi, utilisé la plateforme MYM pendant plus d’1 an. Si au début, l’argent qu’elle gagnait était un bon complément, elle a vite déchanté. Elle se souvient : « Un jour, un ami de secondaire de mon copain, que je ne connais pas du tout, m’a envoyé un message en me disant qu’il avait vu des nudes de moi tourner sur Twitter. Il m’a reconnu car j’ai des tatouages qui sont facilement identifiables. J’étais choquée et très gênée ». En communiquant avec d’autres personnes, Jade s’est vite rendue compte qu’elle n’était pas la seule victime. « Je sais que c’est très fréquent. J’ai parlé à plusieurs filles qui ont un MYM ou un OnlyFans à qui c’est arrivé également ».

Ce phénomène appelé revenge porn est devenu monnaie courante ces dernières années.  Selon les dernières statistiques de la police fédérale belge, l’année 2020 a connu 848 infractions de revenge porn. 449 pour le premier semestre de 2021. Sans compter les cas qui n’ont pas été déclarés. Une multitude d’hommes et de femmes voient leurs photos et vidéos intimes affichées sur Twitter, Instagram, Snapchat ou encore TikTok. Les principales victimes : les femmes, qui représentent 90% des cibles, selon la commission Jeunesse du Conseil des femmes francophones de Belgique. Dans 60% des cas, leurs identités sont associées aux publications. S’en suivent les conséquences que nous connaissons : déferlantes de messages privés haineux et harcèlement sexuel pouvant pousser au suicide. En janvier 2020, cette histoire avait suscité l’émoi de la Belgique : Maëlle, une jeune adolescente de 14 ans avait mis fins à ses jours, après avoir subi du harcèlement suite à la diffusion sur internet d’une vidéo intime dans laquelle elle apparait.

Si dans cette affaire, les auteurs des faits ont été identifiés, ce n’est pas le cas à chaque fois. Malgré plusieurs tentatives pour retrouver le coupable, Jade n’a jamais pu mettre la main sur son identité. « Je connaissais des personnes qui avaient les moyens de retracer l’adresse IP. Pourtant, ils n’ont jamais réussi. J’ai entamé des débuts de démarches au niveau judiciaire mais j’ai vite laissé tombé. Beaucoup de personnes à qui j’ai parlé n’ont pas non plus entamé de procédures judiciaires car au fond, on sait tous que c’est un peu peine perdue » explique-t-elle. Elle a aussi tenté de se tourner vers la plateforme pour obtenir de l’aide. Sans succès. « MYM n’a jamais voulu me dire qui était cet abonné car ce sont des informations confidentielles. Leur service client m’a répondu au début, puis silence radio ». Nous avons tenté d’entrer en contact avec la plateforme MYM pour connaitre leur politique quant aux questions de revenge porn. Nous sommes restés sans réponse. Par contre, son concurrent OnlyFans a accepté de nous parler. Voici ce qu’il nous a dit : « Notre politique d'utilisation interdit expressément ce type de contenu. Les créateurs sont également tenus d'obtenir les formulaires de décharge et de consentement nécessaires pour toute tierce partie figurant dans leur contenu. En l'absence de ces documents, nous retirons le contenu de la vue du public. Les créateurs qui publient ce type de contenu s'exposent à la suspension ou à la résiliation de leur compte ». En clair, la plateforme met en place des protections pour éviter le revenge porn mais force est de constater que les auteurs des méfaits arrivent à les contourner.

Que dit la loi ?

Les plateformes ont-elles l' obligation de supprimer les contenus ? Doivent-elles fournir l’identité du coupable ? Les vendeuses sont-elles protégées ? Nous avons posé ces questions à plusieurs juristes. Tous sont unanimes : la loi n’est pas encore très avancée par rapport aux questions de revenge porn. Jusqu’ici, les plateformes étaient régulées par une directive européenne datant de… 2000. Le paysage numérique ayant bien évolué depuis, il va sans dire qu’elle n’est plus du tout adaptée à la réalité actuelle. « Pour l’instant, les plateformes font un peu ce qu’elles veulent », explique la chercheuse et juriste Michèle Ledger. Mais, grande nouvelle, un nouveau règlement est en passe d’adoption : le Digital Service Act. Ce DSA va, d’une part, serrer la vis quant aux obligations des plateformes, et, d’autre part, fournir une procédure qui permettra aux victimes de demander aux plateformes de retirer tout contenu illégal, tout en sanctionnant lourdement celles qui ne respectent pas les règles. De quoi rassurer les vendeuses de nudes. « Ce nouveau règlement pourrait entrer en vigueur au début de l’année prochaine » souligne Alain Strowel, professeur de droit à l’Université catholique de Louvain-la-Neuve.

Certaines personnes arrivent très bien à se camoufler. Si nous ne disposons pas de suffisamment de données, il se peut que nous ne parvenions jamais à retrouver leur identité.

La suppression des contenus illégaux ne devrait, à priori, pas poser de problème. Selon Olivier Bogaert, commissaire à la Computer Crime Unit, « Si la victime le souhaite, le juge peut ordonner aux hébergeurs de supprimer les images. Ils disposeront de 6h pour le faire, sans quoi ils recevront une amende ». Pas d’inquiétude à avoir de ce côté-là, donc. Mais que risquent les personnes qui les diffusent ? Depuis 2020, le revenge porn est considéré comme une infraction dans le Code pénal belge. Les auteurs encourent une peine de 6 mois à 5 ans de prison, ainsi qu’une amende de 200 à 15 000 €. Le problème, c’est qu’entre la loi et son application, il y a parfois un large fossé. Et pour punir les coupables, il faudrait déjà pouvoir les trouver. « Tout dépend de l’ensemble des éléments qui pourront être rassemblés pour déterminer avec précision qui est l’auteur. Certaines personnes arrivent très bien à se camoufler. Si nous ne disposons pas de suffisamment de données, il se peut que nous ne parvenions jamais à retrouver leur identité », explique le commissaire.

Nous avons demandé aux différents parquets de Belgique, sur toutes les affaires liées au revenge porn, combien aboutissent et combien sont classées sans suite. À cause de leur système de classification, les parquets ne sont pas capables de nous donner des chiffres. Cependant, Anne-Sophie Guilmot, substitut du Procureur du Roi du Parquet de Luxembourg se veut rassurante : « en général, dès qu'une plainte est déposée suite à une diffusion d'image compromettante et à l'insu de la victime, tout est mis en oeuvre par mon office pour identifier l'auteur. Il peut toutefois arriver que nous ne parvenions pas à le faire, mais c'est peu fréquent grâce aux technologies actuelles ». Si la loi a encore besoin de s'adapter aux nouvelles réalités, la justice dit vouloir aider du mieux qu'elle le peut les victimes. Au final, si les bourreaux ne sont pas punis, c'est surtout parce qu'à la base, les victimes n'osent pas porter plainte.

Alors, bonne ou mauvaise idée, la vente de clichés montrant une partie de son intimité contre de l'argent ? Source de revenus facile et rapide, boosteur de confiance en soi ou encore moyen original pour pimenter sa vie sociale et sexuelle, les avantages peuvent sembler alléchants. Il faut toutefois garder à l'esprit que cette activité n'est pas sans risque. La communauté numérique n'est pas exempte de personnes mal intentionnées. Et un nude diffusé sur la toile peut vite engendrer des conséquences désastreuses sur le long terme. À chacun.e. de faire son propre calcul des risques et bénéfices.

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