Sexisme et femmes DJ en Belgique : « Tu mixes bien pour une fille »

Mis à jour le 11 mars 2022 par Camille Vernin
Sexisme et femmes DJ en Belgique : « Tu mixes bien pour une fille » Marhu, DJ techno. © Simeoptic Media

Inégalités, pink washing, harcèlement,... Plongée dans la réalité (pas toujours jolie) des femmes DJ en Belgique. 

On ne veut pas casser l’ambiance, mais… entre les concerts, les festivals et les labels, on compte en moyenne 28 % de femmes dans la programmation (Scivias). En tant que DJ ou musicienne, une femme gagne 38 centimes en moyenne pour 1 dollar pour un homme en 2019 (HoneyBook). Il n’y a d’ailleurs aucune femme dans le classement des dix DJ les mieux payés du monde établi par « Forbes » en 2017. Au Royaume-Uni, environ 48 % des artistes féminines disent avoir été victimes de harcèlement sexuel sur leur lieu de travail selon le syndicat Musicians’ Union.

Cette réalité s’étend bien au-delà du monde musical. Le but n’est pas d’accabler les boîtes, les festivals, les bars et toutes ces soirées qui font de la Belgique un paysage totalement lunatique et génial. Un an et demi d’absence a suffi à rendre compte de l’importance vitale de la fête. Le seul souhait ? Que le dancefloor devienne toujours plus enveloppant, enthousiasmant, palpitant… Alors, on a interviewé des femmes du monde de la nuit pour savoir exactement comment faire de la fête post-Covid, pas juste un vulgaire projet X, mais la plus grosse soirée de l’année.

Où sont les femmes DJ ? 

En Belgique, quand on parle de femmes DJ, on pense directement à Amélie Lens et Charlotte de Witte. Les deux reines de l’électro ont tout simplement cassé le game, à côté d’autres pionnières comme Ellen Allien, Miss Kittin ou Nina Kraviz. Un succès d’autant plus hallucinant que seuls 10 % des DJ électros sont des femmes selon le collectif Femal : Pressure, que ce soit en festivals, dans les clubs ou les labels. Il faut donc réussir à s’imposer. Et même du côté des grosses têtes d’affiche comme Charlotte et Amélie, qui mixent désormais de Los Angeles à Sydney, on se rend compte que ça n’a pas toujours été tout rose. La seconde a commencé à mixer sous le pseudo masculin de Raving George, par peur que le public ne veuille pas d’une fille comme DJ. Le surnom de la seconde ? Renée. 

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Zoé Dévaux © Presse

Heureusement, les mentalités évoluent, notamment grâce aux nombreuses plateformes féministes qui voient le jour. Zoé Devaux, DJ et contributrice au festival Paradise City, a créé Rebel juste avant le confinement. « Les choses changent, mais pas assez vite à mon goût. J’ai donc décidé de créer ma propre plateforme pour mettre plus de femmes en avant dans les soirées. » Celle qui a organisé un line-up exclusivement féminin à La Cabane pour la reprise explique une des raisons de ce déséquilibre : « Ce sont souvent des mecs à la tête des festivals, des bars et des boîtes, qui font très bien leur boulot d’ailleurs. Mais le fait que ce soit toujours les mêmes qui partagent les mêmes réseaux et bons plans, ça empêche de créer de la diversité. » Un constat partagé par Souria Cheurfi, rédactrice en chef de Vice Belgique et fondatrice de Psst Mlle, une plateforme qui promeut les artistes sous-représenté·e·s. « Si tu veux vraiment être un allié, laisse une femme faire la programmation à ta place », propose-t-elle. « Donne une stage de festival à des personnes femmes, queer ou racisées. Offre ton poste de curation pour une journée ou met en place un take-over. Là tu laisses vraiment l’occasion aux personnes concernées de se mettre en avant. »

Le piège ? Que ce genre d’initiative tourne à l’outil marketing ou au « pink washing ». Plusieurs artistes féminines se retrouvent ainsi cantonnées aux warm up ou aux scènes secondaires, mais seront présentes pour le geste. « Ce sont souvent les mêmes qui tournent dans les clubs de musique techno et électro. Les programmateurs ne vont pas chercher plus loin. On se contente de mettre une fille sur chaque line-up et on se met une petite médaille », poursuit Souria. 

Mériter sa place

Et lorsqu’elles sont installées derrière les platines, elles ont encore tout à prouver. « En plus de la performance, je dois montrer que je mérite ma place. Une pression qu’un mec aura beaucoup moins », explique Marhu, DJ techno et productrice à Bruxelles. « “Elle mixe bien pour une fille”, c’est un truc qu’on entend souvent, particulièrement dans le monde de la techno. Parce que les promoteurs sont des hommes, ou qu’on pense qu’on a été avantagées parce qu’on est des filles. On a déjà commenté le fait que je sois blonde, c’est ultra-réducteur. » Sur Instagram, des pages comme @tumixesbien ou @diva.mgmt égrainent par dizaines les témoignages de femmes DJ ou artistes victimes de sexisme ordinaire. 

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Azo aux Nuits Sonores Brussels © Martin Driguez

« En quittant mon ancienne agence, un label m’a lâchée en me disant qu’il n’avait plus confiance en mon projet s’il n’était plus géré par un agent. » DJ Azo

« Quand j’ai acheté des platines dans un magasin spécialisé avec mon copain – qui travaille dans une start-up qui n’a rien à voir avec la musique –, j’avais beau poser des questions, il ne répondait qu’à mon mec », témoigne Zoé. « Ma pire expérience niveau machisme », raconte Azo, DJ et ingé son de formation, « c’est lorsque je chargeais le matériel et qu’ils se plaignaient devant moins qu’ils avaient ‘encore mis des meufs pour charger le camion. Récemment, j’ai changé d’agence et je ne l’avais pas encore annoncé. Un label m’a lâchée en me disant que, sans mon agent, je n’étais plus rien. » Rokia Bamba, DJ et productrice qui mixe hip-hop, soul et influences africaines explique : « On me demande souvent “Tu es DJ et maman ? Mais qui garde les enfants ?” Mais qui garde les tiens en fait (rires) ? On apprend à répondre avec humour. Mais parfois, tu n’es pas d’humeur. »

Strass et paillettes

Si les femmes restent minoritaires et souvent stigmatisées dans le monde de la musique, elles ne sont pas les seules. Black Lives in Music a été lancé en mars dernier au Royaume-Uni pour donner plus de visibilité aux artistes qui ont la peau « noire ». La communauté LGBTQIA+ n’est pas en reste. Azo est DJ, productrice et programmatrice pour Queer Future Club. Elle représente le futur des fêtes queer, en mêlant musique, performances et art. Elle travaille en collaboration avec le C12 et d’autres collectifs comme Spek à Anvers ou Gay Haze à Bruxelles. « Il y a deux écoles. Certain·e·s veulent des soirées queer pour les personnes queer. D’autres se demandent si, en restant entre nous, on va pouvoir éduquer les gens et leur ouvrir les yeux sur ce milieu-là »,  s’interroge Azo.  Ici intervient la notion de « safe space », soit des espaces sécuritaires exempts de violences sociales à l’égard des minorités : injures, harcèlement, microagressions… Une sécurité plus facile à mettre en place lors de microévénements ou entre « petites bulles » – pour citer Azo – comme ceux organisés par Queer Future Club. Mais comment faire en sorte que tout le monde se sente à l’aise en soirée sans tomber dans l’entre-soi ? Les violences sexuelles dénoncées récemment au Cimetière d’Ixelles à Bruxelles et la manifestation qui s’en est suivie ont rendu cette question d’autant plus prégnante.  « Souvent, les videurs ne viennent pas du milieu de la nuit et ne sont pas formés à ces questions. C’est un shift pour eux, ils travaillent dans un supermarché ensuite », explique Souria de Psst Mlle. « Certains clubs font en sorte d’avoir leur propre sécurité, mais ça coûte très cher » « On l’a constaté avec les histoires récentes... Si tu ne peux même pas compter sur le barman, tu es safe où ? », renchérit Zoé. « Cette histoire a remis tout en perspective. Aujourd’hui, on propose aux filles de sortir avec un verre muni d’un couvercle antidrogue. Qu’on puisse penser que c’est une solution est un gros problème. »

Le plan SACHA propose justement des formations aux membres du staff pour qu’ils soient entraînés à réagir s’ils sont témoins d’agressions. D’autres solutions sont envisagées, comme la mise en place de référent·e·s dans les boîtes, repérables grâce à un trait distinctif. Mais à nouveau, cela demande un coût et une organisation. Dernièrement, les Nuits sonores ont organisé un workshop au Bozar pour mettre en place un « rider », une sorte de contrat technique par lequel l’artiste pourra se protéger, mais également exprimer tout ce qui le ou la concerne à l’établissement, de l’aspect technique jusqu’au pronom auquel il ou elle s’identifie. Une charte sera accolée à ce rider pour faire savoir à toute personne qui fréquente le lieu que celui-ci est safe car il répond à toute une série d’exigences. Un peu comme un label. « C’est ingénieux, car ce contrat à valeur légale va forcer les lieux à apporter des changements concrets, au-delà des discours », explique Rokia.

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Rokia © Pierre Yves Jortay Photography

« C’est le moment de mettre un grand coup de pied dans cette montagne de poussière, de passer le Dyson à fond ! » Rokia

À quoi ressemblera la fête post-Covid en Belgique ?

« Il y a tous les vieux bookings de 2020 qui ont été postposés. Ça va être difficile pour les nouveaux/nouvelles artistes de s’imposer, je pense », explique Marhu. « Après, les promoteurs ont moins de moyens à cause de la pandémie et les règles sanitaires varient encore beaucoup entre pays, ça peut pousser à booker plus d’artistes locaux. » « J’ai envie de consommer différemment la fête », constate Souria. « Y aller moins, mais y aller pour des bonnes raisons : le line-up, les personnes qui organisent, etc. Je suis un peu négative, mais je pense que ça va redémarrer à la même vitesse qu’avant, parce que c’est comme ça. Il y a plein de choses qu’on a dit qu’on ne ferait plus et qu’on refait, comme prendre l’avion. » « Un gros travail a été fait, mais il faut continuer », constate Azo. « On parle souvent de Bruxelles, d’Anvers ou de Gand, mais une femme de couleur ou LBTQIA+ qui vit en province ne va pas forcément trouver d’endroit inclusif pour se sentir bien. Il va falloir étendre tout ça. » 

La question du validisme se pose aussi, tant au niveau de l’accessibilité dans les clubs que la visibilité de DJ en situation de handicap. Finalement, faire la fête reste un luxe. Il faut donc trouver la juste balance entre salaires des artistes et coût des entrées. « Qui est-ce qu’on veut à nos soirées ? À nos festivals ? », résume Zoé. « Si tu regardes 30 ans en arrière, tu te dis qu’il y a eu des progrès immenses. Donc il y en aura encore forcément plus dans 30 ans. C’est cette évolution qui permet de voir les choses positivement, qui te pousse à continuer  à avoir envie d’organiser des soirées. Je pense qu’il y a vraiment un changement positif qui est cool. » Ou comme dirait Rokia : « C’est le moment ou jamais de mettre un grand coup de pied dans la montagne de poussière, de passer le Dyson à fond ! » 

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