Ester Manas : la marque qui propose une taille unique pour tous

Mis à jour le 18 janvier 2021 par Jolien Vanhoof et Marie-Noëlle Vekemans Photos: Justin Paquay
Ester Manas : la marque qui propose une taille unique pour tous Ester Manas - © Justin Paquay

Ester Manas cartonne. Ester Manas ne manque pas d’audace. Ester Manas représente tout ce que l’on peut attendre aujourd’hui d’une marque de mode qui monte : durable, inclusive et peut-être un peu dingue.

Une semaine avant leur toute première Fashion Week de Paris, Ester Manas et Balthazar Delepierre m’accueillent dans leur « show-room », une maison de maître étroite, mais majestueuse de la rue Mercelis à Bruxelles. L’ambiance devrait être électrique, et pourtant, le binôme aux manettes de la marque belgo-française de luxe respire la quiétude. Le couple vit à l’étage, travaille au rez-de-chaussée et stocke au sous-sol les tissus destinés aux nouvelles collections. Ce qui frappe immédiatement lorsque l’on entre dans leur impressionnant studio, ce sont les dizaines de bustes disposés autour du bureau et sur la cheminée. Ester et Balthazar – tous deux âgés de 27 ans – fabriquent eux-mêmes leurs mannequins, de toutes les formes et toutes les tailles. Poignées d’amour, seins fermes, opulents, chaque silhouette a sa place. C’est le cœur de l’histoire d’Ester Manas : « one size fits all » (une taille unique pour tous). Et si ce n’est pas le cas, le duo retrousse ses manches et trouve une solution.

Inspiré par Ikea

Balthazar Delepierre et Ester Manas se sont rencontrés il y a huit ans environ pendant leurs études à La Cambre. Il y étudie alors la typographie, elle la mode. Pendant leur dernière année, qui s’est révélée décisive et au cours de laquelle ils ont presque travaillé de manière ininterrompue sur leurs collections de fin d’études, quelque chose a fait tilt dans la tête d’Ester. « En voyant une table Ikea », raconte-t-elle en souriant. « Un modèle extensible, qu’on peut allonger ou raccourcir en fonction du nombre d’invités. Je me suis demandé pourquoi cette idée n’était pas appliquée aux vêtements. Pourquoi je m’obstinais à tout dessiner en XS ou S. »

Le concept de la première collection Big Again d’Ester Manas a vu le jour à cette époque. Au départ d’une frustration personnelle d’Ester, parce que les vêtements qu’elle voulait porter elle-même n’étaient pas disponibles dans sa taille (elle fait du 44). Parce qu’on n’est jamais mieux servi que par soi-même, l’étudiante en mode s’est mise au travail, avec le soutien de Balthazar.

« De notre côté, nous croyions fermement à une collection taille unique, mais Ester a dû convaincre une partie de ses professeurs à La Cambre. Ils n’étaient pas complètement convaincus que ça fonctionnerait sur le catwalk. La standing ovation qu’elle a reçue lors de la remise des diplômes leur a donné tort. Et cela a décuplé notre élan, nous permettant d’aller encore plus loin », explique Balthazar.

À quatre mains

Si le nom de la marque fait exclusivement référence à la part féminine du duo, cela ne veut pas dire que tous les crédits sont à mettre au compte d’Ester. Ils font tout ensemble, des premiers croquis à la sélection des tissus en passant par la communication qui accompagne chaque nouvelle collection.

Ester : « Je me charge seule du développement des prototypes. Je maîtrise mieux la technique. Balthazar travaille sur une centaine d’autres choses, comme la conception de nos sacs à main et des bijoux imprimés en 3D. Cette partie lui revient entièrement. »

Balthazar : « Et je joue aussi les mannequins (rires). Avant que soit lancée la production d’un vêtement, nous le testons toujours sur nous-mêmes. »

Ester : « Je suis petite et ronde, Balthazar grand et mince. Si un top, une veste ou un pantalon nous convient à tous les deux, nous sommes sur la bonne voie. La robe est la seule pièce que Balthazar n’a pas encore accepté d’essayer... »

Un top en taille unique, qui convient aussi bien à un 34 qu’à un 50, cela semble relever davantage de la magie que du stylisme. Comment y parviennent-ils ?

Balthazar : « En prévoyant beaucoup d’essayages. Nous travaillons habituellement avec une douzaine de modèles et concevons autant que possible en fonction de la silhouette spécifique de chacun. Leurs feed-back sont sincères et nous les prenons toujours au sérieux. Grâce à eux, nous savons ce qui fonctionne et ce qui ne fonctionne pas. Un col roulé ou un legging ? Ça ne marche pas ! »

Ester : « Nous utilisons le plus souvent les mêmes techniques et astuces pour ajuster les tailles : des boutonnières ou des cordons supplémentaires aux endroits stratégiques, sous la poitrine et autour de la taille et des hanches. Ou des plis qui peuvent se déployer pour fournir plus de tissu si le corps le demande. »

Balthazar : « Bien sûr, tout le monde ne porte pas le même vêtement de la même façon. C’est pourquoi nous présentons toujours chaque look en deux tailles : sur un 36 et sur un 44-46. De cette façon, l’acheteur pro ou le client final peut constater que nos vêtements s’adaptent bien aux deux types de corps. C’est complètement différent, oui, mais tout aussi réussi. »

Dans la limite des stocks disponibles

 

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En plus d’être inclusive, la mode d’Ester Manas est très durable et résolument locale. Par exemple, l’atelier social de confection de vêtements avec lequel ils travaillent – Mulieri  – est littéralement au coin de la rue. Cette philosophie caractérise-t-elle leur génération ?

Ester : « Je crois qu’il est plus facile pour une jeune marque en plein essor de produire à petite échelle, dans le respect de l’environnement. La demande est encore limitée, ce qui signifie qu’on a n’a pas besoin de beaucoup de tissus et qu’on ne se retrouve pas par la suite avec un surstock. Nous voulons garder le contrôle. S’il y a des commandes, nous produisons. S’il n’y a pas de commandes, nous ne produisons pas. »

Balthazar : « Et si notre stock de tissus est épuisé, il est épuisé. Nous pratiquons une politique très stricte de lutte contre la surconsommation. Avant même qu’une nouvelle collection ne prenne forme, nous nous rendons dans un magasin de textile, généralement à Paris. Nous y achetons le deadstock – des rouleaux excédentaires de tissus de créateurs qui, sinon, finiraient à la poubelle. C’est seulement à partir de ce moment que nous réfléchissons à des silhouettes possibles pour la collection. »

Ester : « Nous voulons que les vêtements que nous fabriquons durent plus longtemps que la moyenne. Qu’ils s’adaptent aux corps de nos clientes en fonction de leur évolution. Le corps, ça bouge ! Un corps change au fil des années. Parfois je fais du 44, parfois du 46. N’est-ce pas fou de changer constamment toute sa garde-robe en fonction de son poids ? Les femmes peuvent continuer à porter nos vêtements, par exemple pendant la grossesse ou d’autres changements de morphologie. »

Bravo pour Hyères

En 2018, Ester et Balthazar se sont rendus au Festival de la mode de Hyères avec leur collection Big Again sous le bras. Ils ont remporté le Prix Galeries Lafayette. Les applaudissements ont été assourdissants et les réactions unanimes : enfin !

Balthazar : « Avant Hyères, il était prévu que je crée mon studio graphique, et qu’Ester travaille pour Balenciaga ou Acne Studios, où elle avait fait un stage. Mais grâce au festival, la création de notre propre label est soudainement devenue une option. Il est apparu qu’il y avait un marché pour notre vision et nos vêtements. Nous avons été encouragés de toutes parts, comme si tout le monde attendait Ester Manas. C’était positif, mais aussi effrayant. »

Ester : « À l’époque, nous craignions que cette attention se manifeste surtout parce qu’Ester Manas bousculait les codes. Pas parce que l’industrie de la mode était vraiment prête pour promouvoir une image alternative du corps féminin. Entre-temps, nous avons conçu quatre collections et cette crainte semble infondée. »

Balthazar : « Nous nous en sortons bien, non seulement online, mais aussi dans nos points de vente physiques à Los Angeles, Nice, Londres... Via Instagram, nous recevons chaque jour des commentaires, tous positifs. Les Allemandes et Brésiliennes en particulier sont fans de la marque. Elles ont une approche plus décomplexée de leur corps. La situation est différente à Paris et en Belgique, où nous n’avons pas encore nos propres magasins. La question n’est donc pas tant de savoir si l’industrie est prête pour un autre idéal de corps, mais plutôt quelle est la culture qui prévaut... »

C’est un fait, le monde de la mode accueille Ester Manas à bras ouverts. Dernière preuve en date ? En février dernier, le groupe de luxe français LVMH, propriétaire de grandes maisons de mode telles que Louis Vuitton, Fendi et Dior, a placé le duo de créateurs sur la shortlist du prestigieux Prix LVMH. Malheureusement, Balthazar et Ester n’ont pas atteint la finale. Un résultat difficile à encaisser ?

Balthazar : « Pas vraiment, nos attentes étaient assez faibles dès le départ. Sur les vingt  designers de la liste, nous étions les plus jeunes, avec le label le plus jeune également. Nous savions que nous n’arriverions pas en finale, mais nous avons pris beaucoup de plaisir. Trois jours pendant lesquels on a eu la possibilité de se positionner comme un futur label, voilà notre récompense. Nous avons rencontré des gens fascinants. »

Ester : « Comme Gigi Hadid (rires) ! »

Qui a le plus de muscles ?

Voilà un tout nouveau label, qui semble avoir le monde à ses pieds et un répertoire téléphonique truffé de contacts précieux. Et puis survient la Covid-19. Quel est l’impact de la crise sanitaire sur une marque en plein développement ? 

Balthazar : « Ce qui est triste dans toute cette histoire avec LVMH, c’est que nous n’avons pas pu tirer le meilleur parti de ces opportunités. De nombreux acheteurs se sont montrés intéressés au début, mais en raison du coronavirus, tout le monde s’est montré plus prudent. Nous avons perdu un certain nombre de points de vente gagnés grâce au Prix LVMH. »

Ester : « Nous devons encore attendre de voir ce que la crise va signifier pour les ventes et le développement de nos collections. Le fait que nous ne soyons que deux, sans toute une équipe à gérer et à payer, joue bien sûr en notre faveur. »

Balthazar : « Je suis graphiste indépendant et Ester bosse à temps partiel comme costumière chez Rosas (la compagnie de danse d’Anne Teresa De Keersmaeker, NDLR). C’est notre back-up. »

Ester : « Je ne sais pas si je fais bien de l’avouer, mais en fait, le confinement est arrivé juste au bon moment, comme une sorte de cadeau... OK, ça sonne faux. Ce que je veux dire par là, c’est que Balthazar et moi avons pu reprendre notre souffle et nous aménager du temps pour créer. Notre ligne de sacs à main en est le plus bel exemple. »

Au moment de cette interview, Ester et Balthazar sont également occupés à préparer leur première Fashion Week à Paris. Ils réalisent une vidéo qui sera diffusée en direct, comme ce sera le cas cette saison pour la plupart des grands noms de la mode. Quand on leur demande s’ils sont déçus que ce soit un défilé numérique, Balthazar hausse les épaules. « Cette solution nous convient mieux. Pour proposer un plus grand défilé aujourd’hui, il faut respecter beaucoup trop de règles. Et notre label est trop petit pour prendre tout ça en charge. Nous croyons fermement à la présentation et à la distribution numériques. Printemps.com est l’un de nos plus grands distributeurs. L’aspect humain est également important, notamment en raison du message que nous véhiculons. C’est pourquoi nous ferons une présentation intimiste sur place, pour la presse et une poignée d’acheteurs professionnels. »

Ester : « Nous essayons de voir le côté positif : nous jouons dans la cour des grands (rires) ! Ces dernières années, les défilés de mode ont surtout été un moyen pour les grandes marques de se démarquer. Il ne s’agit plus de vêtements, mais de multiplier les démonstrations de force… »

Balthazar : « Cette saison, peu importe qu’on ait un gros budget ou non. Il est tout à fait possible d’y parvenir, avec un concept solide et des compétences numériques. Le terrain de jeu de la mode est à nouveau ouvert, et nous sommes prêts. »

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