Le cuir est-il devenu le nouvel or noir ?

Mis à jour le 15 février 2019 par ELLE Belgique
Le cuir est-il devenu le nouvel or noir ?

[caption id="attachment_30034" align="alignnone" width="600"]couvcuir Sac Delvaux[/caption]

 

Qui veut la peau  des sacs de luxe ? Trouver des cuirs de qualité est devenu un défi pour les grandes maisons. Et pour les cambrioleurs… 

Soixante tonnes de cuir de haute qualité dérobées à la tannerie Masure, à Estaimbourg, près de Tournai. C’était en octobre dernier, de nuit. Les malfrats sont arrivés en camion, ont fracturé la grille d’entrée et sectionné le fil des caméras. Des voleurs sans doute bien préparés, un cambiolage audacieux et d’autant plus étonnant que ce genre de marchandise ne s’écoule pas facilement sur le marché parallèle. S’agissait-il d’une commande ? Ce qui est sûr, c’est que ce fait divers met en évidence l’enjeu économique et financier que représente aujourd’hui le marché des peaux de luxe : le butin est estimé à 500 000 euros ! On comprend pourquoi certains malfaiteurs préfèrent désormais dérober du cuir dans une tannerie plutôt que des bijoux chez un orfèvre…

Le boom du marché des peaux ? Pour se l’expliquer, il suffit de penser aux millions de it-bags et de perfectos vendus chaque saison à travers le monde. La demande va grandissant, Chine, Inde et Corée en tête. En conséquence, les prix montent, montent… La valeur du cuir aurait augmenté de 30 % au cours des cinq dernières années. Après avoir essentiellement touché les bijoutiers et les diamantaires, la course à l’approvisionnement concerne donc aujourd’hui aussi le cuir haut de gamme que s’arrachent les groupes de luxe, les belles peaux étant à ce jour impossibles à imiter en raison de la finesse de leur grain. Ainsi, la tannerie Masure d’Estaimbourg est aujourd’hui majoritairement détenue par LVMH. Ses cuirs se transforment en sacs Louis Vuitton, mais aussi Delvaux, et en chaussures Benson. « L’entreprise emploie 120 personnes », explique son directeur des ventes, Thomas Boudard. Et près de 98 % de sa production part à l’étranger. 

« En rachetant leurs fournisseurs, parfois en totalité, les marques s’assurent un contrôle des espèces et un approvisionnement prioritaire en peaux précieuses », souligne Joan Fallière, responsable de la recherche et du développement chez Delvaux. Hermès possède ainsi plusieurs fermes d’abattage et des tanneries en France, aux États-Unis et en Italie. « Le département “cuirs précieux” de Hermès se réserve les plus belles peaux et revend ensuite le surplus à d’autres maisons concurrentes. » Le groupe Kering (ex-PPR : Gucci, Bottega Veneta, Saint Laurent, Balenciaga…) est propriétaire d’une majorité du capital de l’italien Caravel ainsi que de la société France Croco, spécialisée en peaux exotiques. Quant à LVMH (Louis Vuitton, Givenchy, Fendi, Céline, Kenzo…), leader mondial dans le secteur du luxe, il possède, outre des tanneries européennes (dont Masure), l’une des plus importantes tanneries de peaux de crocodile au monde, implantée à Singapour. Mais cela ne suffit pas à contrer la pénurie…

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Les peaux traitées à la tannerie Masure deviendront des sacs Delvaux ou Vuitton.

Le problème commence en fait dans nos assiettes. En Europe, nous mangeons de moins en moins de viande de veau : les taux de production ont donc été revus à la baisse. Devenues plus rares, les peaux brutes sont vendues plus cher aux tanneurs, qui répercutent ce surcoût sur le prix du cuir. Au bout de la chaîne, la maroquinerie, qui est le nerf de la guerre dans le luxe – selon une étude de l’Institut français de la mode pour la Fédération de la couture et du prêt-à-porter, elle assure près des deux tiers du chiffre d’affaires des marques de luxe –, a quant à elle besoin de plus en plus de peaux pour satisfaire la demande en plein boom mais, surtout, de plus en plus besoin de peaux de très haute qualité. « Les bassins d’élevage européens les plus importants se trouvent en Allemagne, en Suisse, en France, aux Pays-Bas et en Espagne. Mais en Europe, depuis une dizaine d’années, la consommation de viande baisse de 5 % chaque année, ce qui provoque une chute du taux d’abattage et de la production bovine. Les peaux disponibles se retrouvent donc en moindre quantité », confirme Joan Fallière. Cette pénurie pointe particulièrement pour le cuir de veau.

« Il existe des pays émergents, l’Argentine par exemple, qui consomment de plus en plus de viande, ce qui laisse entrevoir de nouvelles sources d’approvisionnement. » Mais la maroquinerie de luxe utilise des peaux sans défauts, taches ou griffures, ce qui n’est pas toujours le cas des peaux que l’on trouve dans ces pays. « En Europe, nous avons un climat plutôt tempéré, frais, ce qui permet des conditions d’élevage ouvertes, dans de grands champs, avec peu de clôtures de barbelés. La nourriture des bovins est correcte et les bêtes sont normalement vaccinées. En Amérique latine, les températures sont très favorables à une multitude d’insectes qui parasitent les peaux, sans compter les blessures, mal traitées, et l’alimentation de moins bonne qualité. Par conséquent, les peaux brutes qu’on y trouve ont des défauts et des cicatrices. » La pénurie en cuir précieux continue donc à s’accroître, ce qui explique la flambée des prix, « avec une croissance du prix des matières brutes d’environ  8 % par an. »

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A Estaimbourg, près de Tournai, 120 personnes s’activent à traiter des peaux dont 98 % partent à l’étranger. La tannerie est majoritairement détenue par Vuitton.

« Élever des animaux rien que pour leur peau ne serait ni rentable ni éthique. Quant au recyclage du cuir, il est très compliqué… Voilà pourquoi l’approvisionnement en peau reste une préoccupation majeure dans le secteur du luxe. Il reste encore une tannerie principale en Belgique et une trentaine de tanneries de bovins en France qui sont capables d’offrir cette qualité supérieure dans le produit fini qui le rend si difficilement copiable. C’est la course à la rareté, à la matière la plus noble et la plus rare, et le cuir de veau et le cuir exotique sont les seules matières souples qui répondent à ces exigences. »

Pour augmenter la production totale de cuir de veau sans augmenter le nombre de bêtes, il faudrait, estime-t-on au Centre national du cuir français, « rendre obligatoire et systématique la vaccination des troupeaux contre la teigne, étendre les bonnes pratiques en matière d’élevage et prendre plus de précautions lors du transport de la dépouille des animaux pour que les peaux ne s’abîment pas ».

Alessandra D'Angelo