La beauté manque-t-elle de nuances ?

Mis Ă  jour le 18 octobre 2018 par Malvine Sevrin
La beauté manque-t-elle de nuances ?

Les produits de maquillage prennent enfin des couleurs. SecouĂ©e par le succĂšs mondial de Fenty Beauty, le label make-up de Rihanna, l’industrie cosmĂ©tique semble se rĂ©veiller et cĂ©lĂ©brer la diversitĂ©. En thĂ©orie du moins
 car en pratique, en Belgique comme ailleurs, la rĂ©alitĂ© est nettement moins mĂ©tissĂ©e.

8 septembre 2017. De Paris Ă  New-York, des milliers de "beautystas" trĂ©pignent d’impatience devant les portes des Sephora du monde entier. La raison ? Le lancement de Fenty Beauty. Et si la foule est si dense, ce n’est pas uniquement parce que la collection est griffĂ©e par Rihanna, mais parce que la marque promet de commercialiser des produits qui satisferont toutes les carnations, de la plus claire Ă  la plus foncĂ©e, sans aucune exception. Au total, quarante-cinq teintes sont proposĂ©es. Le "Times Magazine" en parle comme l’une des vingt-cinq innovations de l’annĂ©e. Les produits s’arrachent et, en quelques heures Ă  peine, les teintes les plus foncĂ©es sont dĂ©jĂ  sold out. Le message est clair – et n’a rien d’étonnant - : la demande existe. Alors pourquoi la plupart des marques s’obstinent-elles Ă  la nier depuis si longtemps ? EnquĂȘte dans un monde en cinquante nuances de blanc


 

Voir cette publication sur Instagram

 

Une publication partagée par FENTY BEAUTY BY RIHANNA (@fentybeauty) le

TROP FONCÉE

« J’ai un fond de teint pour vous, mais pas pour votre amie, elle est trop foncĂ©e. » Choquant, n’est-ce pas ? C’est pourtant le genre de commentaire aberrant auquel sont confrontĂ©es chaque jour les consommatrices. Le problĂšme ? L’univers du make-up a la fĂącheuse tendance Ă  ĂȘtre un peu (voire beaucoup) trop pĂąle et Ă  ignorer toute une partie de la population. « Je suis toujours sidĂ©rĂ©e de voir que certaines marques ne prennent absolument pas en considĂ©ration les peaux foncĂ©es: les fonds de teint sont trop clairs, les rouges Ă  lĂšvres trop rosĂ©s et les fards Ă  paupiĂšres trop peu pigmentĂ©s pour ma peau » dĂ©plore BenoĂźte Iradukunda, Ă©tudiante en relations publiques.

Une peau "trop" foncée ça n'existe pas. C'est l'offre qui est trop restreinte.

Pourtant, avant mĂȘme l’arrivĂ©e de Fenty Beauty sur le marchĂ©, des poids lourds de l’industrie tels que M.A.C., EstĂ©e Lauder, L’OrĂ©al Paris, NARS ou encore Make Up For Ever rĂ©pondaient Ă  cette demande. « LĂ  oĂč ils se sont loupĂ©s, c’est qu'ils n'ont pas mis en avant les femmes auxquelles ils s’adressaient, mĂȘme si le produit existait » souligne Fatou N’Diaye sur son blog BlackBeautyBag.

Une erreur Ă©vitĂ©e par Fenty Beauty qui touche parfaitement sa cible en s’adressant directement Ă  toutes les femmes et en cĂ©lĂ©brant la diversitĂ© jusque dans ses campagnes de pub. Sa force de frappe, au-delĂ  de sa large palette de couleurs, c’est aussi et surtout sa disponibilitĂ© dans de grandes enseignes de distribution. Plus besoin d’attendre un voyage Ă  New York pour se ravitailler en produits ou de commander sur internet des marques pratiquement introuvables ailleurs. Il suffit d’aller chez Sephora. À moins d’habiter en Belgique
 alors lĂ , vous n’ĂȘtes toujours pas au bout de vos peines.

 

Voir cette publication sur Instagram

 

Une publication partagée par FENTY BEAUTY BY RIHANNA (@fentybeauty) le

DES RAYONS MONOCHROMES

Aujourd’hui, de nombreuses marques suivent le mouvement et Ă©largissent Ă  leur tour leur offre afin de sublimer toutes les carnations. En juin 2018, Dior lançait sa collection Backstage avec un fond de teint disponible en quarante teintes. « Auparavant, nos fonds de teint se dĂ©clinaient en vingt-six Ă  trente-quatre teintes. Malheureusement, on ne pouvait pas les trouver partout parce que les points de vente manquent de place pour exposer et stocker les produits. Par ailleurs, chaque parfumerie effectue une sĂ©lection en fonction de sa clientĂšle. C’est la raison pour laquelle il n’y a que six Ă  dix nuances en magasin. C’est frustrant. » commente Peter Philips, directeur de la CrĂ©ation et de l’Image du maquillage Dior.

 

Voir cette publication sur Instagram

 

Une publication partagée par Dior Makeup (@diormakeup) le


Une frustration partagĂ©e par les consommatrices comme en tĂ©moigne la blogueuse beautĂ© Gaelle Noungui : « Jusqu'Ă  l'annĂ©e derniĂšre, EstĂ©e Lauder ne commercialisait que quatre ou cinq teintes pour peaux foncĂ©es du Double Wear chez Inno pourtant ce fond de teint se dĂ©cline en quarante-six teintes dont au moins une quinzaine pour peaux foncĂ©es. Et dans le corner LancĂŽme ils avaient dĂ©cidĂ© d'arrĂȘter de commercialiser les teintes foncĂ©es du Teint Idole Ultra Wear 24h. ».

Une dĂ©cision difficilement comprĂ©hensible surtout lorsque l’on sait depuis plusieurs annĂ©es que les femmes noires dĂ©pensent environ quatre fois plus pour leur beautĂ© que les femmes blanches (Source: agence de marketing ethnique AK-A.). EniĂšme preuve que la demande est bel et bien lĂ  et que ce marchĂ© est lucratif. Alors pourquoi aujourd’hui, alors que les fonds de teint pour peaux noires existent enfin, les teintes en magasins restent-elles majoritairement adressĂ©es aux femmes blanches ?

DES QUOTAS ?

Du cĂŽtĂ© des marques, celles-ci assurent qu’il n’existe aucun quota liĂ© Ă  la distribution des produits. L’explication serait ailleurs : « La rĂ©partition des rĂ©fĂ©rences produits se fait tout simplement en fonction de la demande des pays distributeurs qui dĂ©pend directement des ventes » souligne Elisabeth Bouhadana, directrice scientifique de L’OrĂ©al Paris International. LancĂ©e il y a plus de quinze ans, la gamme Accord Parfait est enrichie de nouvelles nuances chaque annĂ©e: « cette gamme nous permet de couvrir 95% Ă  98% des besoins de chaque pays » affirme-t-elle.

Cette ouverture se constate Ă©galement auprĂšs des marques qui pratiquent des prix plus accessibles. NYX dĂ©voilait en novembre dernier son nouveau fond de teint plus inclusif "Can’t stop won’t stop", en quarante-cinq teintes, alors que son prĂ©cĂ©dent se limitait Ă  trente. MĂȘme chose pour Too Faced qui Ă©tend sa gamme du cĂ©lĂšbre « Born this way ».

Un progrĂšs rĂ©el mais notons tout de mĂȘme pour la petite histoire que, pour dĂ©velopper ces nouveaux produits, les deux marques ont fait appel aux Youtubeuses amĂ©ricaines, Alissa Ashley et Jackie Aina 
 aprĂšs qu’elles aient virtuellement incendiĂ© la marque Tarte Cosmetics pour son offre ridiculement limitĂ©e de dix nuances dont une seule foncĂ©e.

 

Voir cette publication sur Instagram

 

Une publication partagée par NYX Professional Makeup France (@nyxcosmetics_france) le

À l’heure oĂč la diversitĂ© est cĂ©lĂ©brĂ©e des podiums aux couvertures des plus grands magazines, les marques qui s’obstinent Ă  ne pas Ă©largir leur offre se voient pointĂ©es du doigt Ă  coups de tweets cinglants et de commentaires furibonds. Et c’est tant mieux ! Ce « lynchage public » tire la sonnette d’alarme, car comme le rappelle la sociologue Juliette SmĂ©ralda, auteure du livre « Peau noire, cheveu crĂ©pu. L’histoire d’une aliĂ©nation »: « Avant les marques parlaient de « la femme » en parlant de la femme blanche uniquement jusqu’à ce que les autres femmes se soient mises Ă  dire « ce que vous nous proposez ne me convient pas. » »

UN CERCLE VICIEUX

Si leurs revendications semblent finalement avoir Ă©tĂ© entendues, pour la sociologue, cet intĂ©rĂȘt soudain pour la diversitĂ© relĂšve avant tout d’une « logique commerciale ». Elle nuance « il y a aussi une part de prise de conscience qui est liĂ©e, mais je me demande dans quelle mesure les investissements en recherche s’avĂšrent rĂ©els. » Car il ne suffit Ă©videmment pas de nommer une Ă©gĂ©rie noire ou de sortir quarante-cinq nuances de fond de teint pour se prĂ©tendre inclusive. Il faut surtout rĂ©pondre aux attentes de ces nouvelles consommatrices en proposant des produits adaptĂ©s aux spĂ©cificitĂ©s de leurs peaux. Si elles sont moins sensibles au vieillissement cutanĂ© que les peaux blanches, les peaux noires ou mĂ©tissĂ©es sont plus sujettes Ă  certaines problĂ©matiques comme la sĂ©cheresse excessive, le teint grisĂątre, la surbrillance, sans compter les possibles imperfections (et risques de cicatrices) ou taches pigmentaires.

"Si tu n'as pas le teint caramel ou que tu n'es pas mĂ©tisse, tu n'existes mĂȘme pas dans le paysage mĂ©diatique en tant que noir" Diane Ndamukunda, confondatrice de Tamiim Beauty

Il revient donc aux marques de rĂ©pondre Ă  ces besoins dans la formulation de leurs produits. Mais pas seulement
 Les femmes de couleur doivent ĂȘtre prises en compte de A Ă  Z: de la recherche Ă  la production en laboratoires, des campagnes de publicitĂ© Ă  la formation des maquilleurs professionnels qui utiliseront ces produits, jusqu’aux vendeurs qui conseilleront les clientes. La connaissance est la clĂ© de tout car sans elle, s’enchaine alors un cercle vicieux. Imaginez qu’une femme noire se rende en boutique pour trouver son fond de teint, mais qu’elle soit mal conseillĂ©e par la vendeuse qui ne connaĂźt pas les spĂ©cificitĂ©s liĂ©es Ă  sa couleur de peau. C’est simple, elle zappera la boutique et se tournera trĂšs certainement vers Internet pour trouver son bonheur. RĂ©sultat: les ventes en magasin des produits pour peaux foncĂ©es vont baisser et la marque, pensant que la demande n’est pas lĂ , finira par arrĂȘter de les commercialiser. Le serpent qui se mord la queue.

 

Voir cette publication sur Instagram

 

Une publication partagĂ©e par M‱A‱C Cosmetics France (@maccosmeticsfrance) le

Du cĂŽtĂ© de la formation mĂȘme des make-up artists, le bĂąt blesse. En Belgique, mais Ă©galement dans de nombreux pays europĂ©ens, la plupart du temps on leur apprend uniquement Ă  maquiller les peaux blanches. Partant de ce constat, l’école de maquillage bruxelloise Make Up For Ever Academy a lancĂ© sa formation Black Beauty. Cathy De Neve y enseigne Ă  ses Ă©lĂšves, les techniques de maquillage spĂ©cifiques aux peaux noires et tĂ©moigne: « Cela Ă©tonne toujours de voir une femme de peau blanche donner ce cours. Lorsqu’on travaille sur des dĂ©filĂ©s de mode, les filles de peaux foncĂ©es refusent de se faire maquiller par des filles caucasiennes et prĂ©fĂšrent aller chez mes Ă©lĂšves Ă  la peau foncĂ©e. » Une rĂ©action naturelle qui tĂ©moigne des mauvaises expĂ©riences vĂ©cues: « Elles sont exigeantes et elles ont le droit, car elles doivent se sentir belles ! Surtout que les fautes se verront davantage sur une peau noire mal maquillĂ©e parce qu’il y a un travail de correction Ă  faire beaucoup plus important que sur une peau blanche. Mais j’ose espĂ©rer qu’un jour ces barriĂšres tomberont parce que ces apprĂ©hensions ne sont pas justifiĂ©es. »

DES PROGRES MAIS PAS ASSEZ

Inutile de se voiler la face, l’Angleterre et surtout les États-Unis ont toujours eu un temps d’avance sur nous en matiĂšre d’ethno-cosmĂ©tique. De l’autre cĂŽtĂ© de l’Atlantique, les poids lourds de l’industrie ont rapidement pris conscience de l’intĂ©rĂȘt de ce marchĂ© et ont Ă©toffĂ© leur offre dĂšs les annĂ©es 90. Il aura donc fallu attendre prĂšs de trente ans pour connaĂźtre le mĂȘme Ă©lan chez nous. Niveau diversitĂ©, l’Europe est un marchĂ© frileux, qui a longtemps eu peur de se mouiller et de pratiquer un marketing direct en utilisant les mots « cheveux crĂ©pus » ou « peaux noires » prĂ©fĂ©rant les termes Ă©dulcorĂ©s de « cheveux bouclĂ©s » et « teint bronzé ». Comment expliquer cela ? « Aux États-Unis ils n’ont pas peur de valoriser leur communautĂ© ou leur fiertĂ© identitaire et n’hĂ©sitent pas Ă  reprĂ©senter la diversitĂ© de leur pays. En Europe, la culture mise en avant est plus axĂ©e sur l’unitĂ© culturelle. » estime Fatou Messemou, coiffeuse et maquilleuse. Mais l’émergence des stars afro-amĂ©ricaines a Ă©galement contribuĂ© Ă  faire rayonner cette diversitĂ©: « Leur industrie du cinĂ©ma et de la musique est mondialement reconnue, les artistes de ces milieux se doivent d’avoir une image impeccable car ils sont constamment exposĂ©s aux mĂ©dias et le maquillage joue alors un rĂŽle primordial. Les marques se doivent donc d’avoir un choix ample et variĂ© pour rĂ©pondre Ă  cette demande » souligne la make-up artiste Ebonee De Vos Gorgemans.

 

Voir cette publication sur Instagram

 

Une publication partagée par Beyoncé (@beyonce) le

En Belgique, contrairement aux États-Unis, le recensement selon le critĂšre de la race est interdit. Difficile donc d’évaluer exactement la population concernĂ©e. Mais, il s’agit surtout de fausses excuses car il suffit de flĂąner au cƓur de la capitale de l’Europe pour constater la diversitĂ© de la population et donc de l’ampleur de la demande.

Du cĂŽtĂ© des consommatrices, les avis restent mitigĂ©s sur ce nouvel intĂ©rĂȘt des grandes marques internationales pour les peaux noires. Cette avancĂ©e (trop) longtemps attendue est parfois regardĂ©e avec mĂ©fiance. « Dans notre communautĂ©, certaines refusent d’acheter ces marques qui nous ont longtemps nĂ©gligĂ©es et en mĂȘme temps aujourd’hui, elles s’adressent enfin Ă  nous et c’est ce qu’on demandait. C’est vraiment complexe ! » Une autre acheteuse avoue elle aussi ĂȘtre quelque peu dĂ©rangĂ©e par cette « hype » de la diversitĂ© : « Cela me fait penser que certaines marques ne s’intĂ©ressent Ă  nous non pas pour essayer de rĂ©pondre Ă  nos besoins, mais plutĂŽt pour ce que nous nous pouvons leur apporter en termes de rĂ©putation et d’argent. » D’autres encore s’interrogent si cette « tendance » finira par passer ou si les mentalitĂ©s Ă©volueront pour de bon. À l’industrie de la beautĂ© de nous prouver qu’elle a bien reçu le message.