Le futur de la mode, c’est quoi?

Publié le 28 février 2018 par Elisabeth Clauss
Le futur de la mode, c’est quoi?

Alors que, du « New York Post » au manifeste subversif signé par Li Edelkoort, des éditorialistes titrent « Fashion is Dead », on finit par se demander : est-ce que la mode va mal ? Rassurez-vous : elle vit la transition la plus importante de son histoire, mais elle n’a jamais déployé autant d’énergie.

Entre multiplication de jeunes marques, réflexions à propos du développement durable de l’industrie et engouement exponentiel sur les réseaux sociaux, la mode reflète, comme elle l’a toujours fait, les -questionnements de la société. Dans un contexte de fashion weeks où les défilés se -chevauchent à un rythme soutenu, les défilés homme, un peu plus tôt dans la saison, donnaient un autre indicateur de l’état de la mode : elle se rationalise, sans perdre en créativité. Ce qu’on voit défiler chez les garçons, c’est ce qu’ils porteront dans la rue. Un nouvel espace de liberté pour la mode ? Le masculin, c’est le territoire à prendre, avec un marché en explosion. La jeunesse est inventive, les maisons d’expérience apprennent de l’évolution du métier. L’avenir de la mode, ce sera donc l’écologie, la conscience, l’Homme… et un désir tout neuf qui émerge dans tous les -secteurs. Plus que jamais, la mode a besoin de tout le monde. Cinq -créateurs, majeurs ou émergents, nous confient leur vision de l’avenir.

Olivier Theyskens

Il a toujours développé une relation singulière, intense et sensuelle au vêtement. Un travail lié à la poésie, à l’Histoire et à la modernité. Attaché à sa liberté, le créateur précoce vit la mode à son rythme propre et développe sa maison indépendante à un rythme humain. Directeur artistique de Rochas à 25 ans, de Nina Ricci à 29 ans, puis de Theory à 35 ans, il garde son calme dans une tempête de créativité.

« L’accélération du rythme de la mode ouvre des opportunités »

« Beaucoup de gens s’inquiètent de l’accélération du rythme de la mode, de la multiplication des produits, en parallèle avec la précipitation globale du monde. Moi, j’y vois une opportunité positive : ça invite certaines marques à se positionner dans une nouvelle stabilité, sans céder au rythme effréné. Cette accélération génère aussi une réflexion autour des enjeux écologiques. On réévalue l’accès à la mode et ça rend la période très intéressante. Le secteur n’a pas évolué de manière aussi forte depuis les années 60. Les années 2000 somnolaient un peu et maintenant, on assiste à la naissance d’une nouvelle ère. Les maisons qui produisent en conscience, en privilégiant la qualité, se démarquent. Je constate aussi que la couture connaît un nouvel élan, que je n’avais pas anticipé, grâce à un public qui aime l’art et les belles choses. Cette énergie neuve se tourne vers l’artisanat haut de gamme, c’est bon signe pour l’avenir. D’autre part, j’ai eu l’occasion de visiter plusieurs écoles de mode récemment et j’ai observé une nouvelle typologie d’étudiants, moins intéressés par la création pure et plus par les métiers satellites, la gestion, l’encadrement. La création devient une discipline complète, et c’est un autre indicateur encourageant. »

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Thom Browne

Au début de sa carrière, en s’installant à Los Angeles et obligé de multiplier les petits boulots pour se lancer, le designer s’est essayé à la comédie, a joué dans quelques pubs dans les années 90. Lorsqu’il a voulu devenir membre du Screen Actors Guild, le syndicat professionnel des acteurs et figurants, Thom Browne était déjà pris. « C’est pour ça que mon prénom s’écrit avec un h ; j’ai dû le changer en Thom pour ma carte de membre. Il y avait déjà un Tom Browne sans h, je suis donc devenu Thom John Browne. » Sa première source d’inspiration est son père et il chérit sa liberté de créer, des collections extravagantes, sartoriales ou bariolées.

« La créativité sera appréciée davantage et les gens auront faim d’originalité
et de design pur »

« Je vois l’avenir de la mode comme très excitant, mais des transitions sont nécessaires pour que chacun puisse s’en approcher à sa manière et ne pas rester bloqué sur ce qu’il pense devoir faire. Chaque designer doit élaborer sa propre stratégie, sans s’imposer les normes des autres. Le seul moyen pour la création indépendante de perdurer, c’est que les créateurs restent réellement fidèles à eux-mêmes. Moi, pour imposer mon originalité dans un contexte qui se normalise, je cultive la confiance en mon style. La mode indépendante peut certainement continuer dans n’importe quelles conditions, elle doit juste cultiver sa légitimité. »

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Lutz Huelle

Formé à Saint Martins, Lutz Huelle a fondé sa marque en 2000, après trois années chez Martin Margiela. Pour sa marque au succès exponentiel, Lutz dessine tout lui-même. Ses vêtements classiques, démontés et réinventés créent un langage innovant et interpellent le regard, avec leurs différents niveaux de lecture. À sa manière, Lutz crée des trompe-l’œil, mais dit la vérité au cœur. C’est le surréaliste le plus rationnel de la mode contemporaine.

« Les choses sont en train d’évoluer de façon extrême… C’est le début d’une nouvelle ère »

« Nous vivons un moment très intéressant. Les choses sont en train d’évoluer de façon extrême. ça fait longtemps qu’on n’a pas senti émerger quelque chose d’aussi fort. Il y a toujours eu un décalage entre l’image glaciale des présentations des maisons et la réalité des gens. Une image distanciée, nourrie de l’élitisme du public de la mode. Maintenant que cette mode s’adresse au grand public, elle est devenue réelle, et c’est très positif. Aujourd’hui, on montre des collections ancrées dans le quotidien et non plus dans une vision idéalisée d’un corps ou d’un âge parfait. Mais il ne faut pas déduire de cette démocratisation que le mass-market est une vertu du système : au contraire, il a détruit la valeur des vêtements. Les gens pensent aujourd’hui que le prix de la fast-fashion, c’est le prix normal. Mais la mode, ce n’est pas seulement assembler des pièces de tissu. C’est une réflexion, une coupe, l’expérience de savoir comment les matières vont bouger et tomber. C’est un processus holistique. Et quand un vêtement est très peu cher, on oublie tout ça. Parallèlement, et c’est un bon signe, on assiste à une autre démocratisation : celle des identités dans la mode. Il y a beaucoup plus de possibilités en matière de création. Nous assistons à l’un de ces moments dans la mode comme il y en a déjà eu, par exemple au début des années 90, où tout explose, où tout est à réinventer. Actuellement, l’ouverture est similaire. Les gens ne veulent plus qu’on leur impose des diktats, ils sont prêts à changer, à adopter une mode différente. C’est le début d’une nouvelle ère. Moi, je n’ai jamais compris que l’on dise que tout a déjà été inventé : c’est un non-sens, puisque la mode évolue avec la société. Parfois à pas lents, parfois à pas de géant. C’est le cas aujourd’hui, et je le sens depuis longtemps. Il faut faire évoluer les vestiaires. L’engouement massif pour le sportswear est passionnant : nous avons besoin de vêtements qui nous habillent et nous permettent d’être actifs. Le luxe, ça n’a jamais été l’oisiveté, mais des pièces de qualité qui nous accompagnent à chaque moment de la vie : quand on court, quand on voyage, quand on s’anime. C’est en train d’arriver et c’est une grande période de potentiel. Dire que la mode n’est plus que copies est non seulement simpliste, mais faux. La mode passe en même temps que le temps passe. Demain sera encore différent... »

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Le futur de la mode, c'est quoi? - 3Façon Jacmin

Ségolène et Alexandra Jacmin sont sœurs jumelles. Alexandra est diplômée de La Cambre. Elles ont lancé ensemble, il y a deux ans, leur collection toute en jeans de première qualité et fabriquent leurs pièces au design pointu et ultra désirable dans le respect d’un artisanat pensé pour durer. Leur mode, intemporelle, est cependant ancrée dans l’époque : pratique, sportive et élégante. Elles représentent une nouvelle génération consciente, et elles ont tout compris.

« Le futur de la mode, c’est la non-mode »

« Nous voyons un retour à l’essentiel, au vêtement, à une mode sans mode, dans l’intemporalité. Le public retrouve la conscience de l’importance de s’offrir une pièce de qualité qu’on gardera “ toute une vie ”. Les clients regardent à nouveau comment sont faits les vêtements, dans quelles conditions. L’époque apporte aussi des innovations palpables, notamment dans le fonctionnement de l’industrie : avant, il fallait en passer par les saisons de production, par les salons… Maintenant, si on le veut, on peut changer les codes, trouver son propre rythme. Nous pensons que le secteur va gagner en liberté. De toute façon, il n’a pas d’autre choix que de se renouveler et de se réinventer. La mode a besoin d’innover, chacun doit pouvoir se distinguer. On revient de plus en plus à la fonctionnalité du vêtement, plutôt qu’aux tendances, même s’il restera des lignes directrices. De plus en plus de créateurs prennent l’écologie en compte, tant au niveau de la confection que de la stratégie. On sent que les clientes sont de plus en plus sensibles à ce qu’elles achètent. Le futur de la mode, c’est moins de fast-fashion, le décloisonnement des disciplines, des formes d’art qui se mélangent. »

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Cédric Charlier

Il est l’architecte d’une mode construite par strates de bon sens et d’esthétique, pour aimer chaque mouvement des femmes. Pour l’hiver prochain qu’il vient de présenter à Paris, Cédric Charlier a décliné le thème de l’équitation,
sa deuxième passion. L’univers équestre se retrouvera dans les allusions aux costumes, dans la noblesse, la rigueur et la souplesse. Des couleurs heureuses, des motifs léopard sur fourrure de lapin, du velours côtelé masculin d’un bleu puissant pour des coupes féminines jusqu’à la dévotion pour l’élégance. Depuis toujours, Charlier joue sur l’androgynie qui sert une séduction ultra féminine. C’est la subtilité dans l’affectivité, des vêtements qu’on adore parce qu’ils nous le rendent généreusement.

« Le meilleur moyen d’appréhender le futur, c’est de le vivre au présent »

« Au fil du temps, ma philosophie s’affine. Pour moi, le meilleur moyen d’appréhender le futur, c’est de le vivre au présent. Nous vivons dans une société qui nous pousse à penser au passé et au futur, mais on oublie qu’on crée ce futur en soignant le présent. Je crée un lien personnel avec les gens, parce que la mode, c’est aussi une forme d’intimité qu’on cultive tous les jours. Je préfère m’exprimer directement avec mes collections, d’une certaine façon les yeux dans les yeux, la matière contre la peau, c’est un lien honnête. Nous vivons dans un monde digital, alors j’aime privilégier l’humain en utilisant des matières nobles alors que seule l’image compte à notre époque. Et dans cette démarche, je me sens libre. Je présente mes collections dans des villes différentes, dans des contextes évolutifs, en déplaçant les cadres. Je ne m’enferme pas dans un système, même si j’en fais partie. »