Le médecin belge qui soigne les Congolaises violées

Mis à jour le 16 février 2018 par ELLE Belgique
Le médecin belge qui soigne les Congolaises violées

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Sa rencontre, il y a trois ans, avec le médecin congolais Denis Mukwege a changé sa vie. Depuis, ils opèrent à quatre mains. Et tentent de reconstruire un havre d’humanité dans l’est du Congo.

On l’imagine très « chirurgien ». Précis, pressé, sûr de lui. L’homme qui nous ouvre les portes de son bureau, dans le service de chirurgie digestive de l’hôpital Saint-Pierre à Bruxelles, est tout l’inverse. Le Dr Guy-Bernard Cadière déclare d’emblée, le sourire dans les yeux, qu’il a « tout son temps ». ça tombe bien : il a mille choses à dire – et pas forcément dans l’ordre. Il amorce une idée, s’emballe, interroge : « On n’a pas l’impression que je me la pète, là ? », rebondit ailleurs, demande notre avis, puis admet : « Je ne sais plus quelle était la question ». Peu importe. C’est une histoire palpitante, qu’il raconte avec le cœur. Et avec une inquiétude constante : « Qui suis-je pour dire cela ? »

« Cela », ce sont des faits, des idées, des rêves sur une région que le Dr Cadière affectionne plus que tout, le Kivu (dans l’est de la République démocratique du Congo), et sur un homme au destin exceptionnel, son ami intime, le célèbre Dr Denis Mukwege. Dans leur livre « Panzi »*, co-écrit avec l’aide d’un « écrivain fantôme » (il paraît qu’on ne dit plus « nègre littéraire »...), les deux chirurgiens racontent leur amitié et le projet qui les unit : Panzi. Fondé par Denis Mukwege, cet hôpital est devenu le poumon de vie de Bukavu. Il accueille les femmes et les petites filles victimes de viols et participe à leur réinsertion sociale (avec la Cité de la Joie voisine, créée avec Eve Ensler des « Monologues du vagin »).

L’une des spécialités médicales des deux hommes est la reconstruction du périnée et des organes génitaux féminins, que les agresseurs détruisent de manière systématique à l’aide d’objets tranchants. Les bandes armées qui sévissent dans la région ont fait du viol avec extrême violence leur funeste signature. Les lésions sont telles que les femmes sont souvent répudiées par leur famille, tant à cause des odeurs nauséabondes qu’elles dégagent que pour la honte d’avoir été souillée et de ne plus pouvoir enfanter. « Regardez cette liste. » Le Dr Cadière nous montre une interminable suite de noms. Ce sont, parmi les victimes soignées ces dix dernières années à Panzi, « les enfants de moins de cinq ans violés avec une extrême violence ».

Guy-Bernard Cadière passe une semaine tous les trois mois à Panzi. Son engagement, tout comme son histoire personnelle et familiale, font de lui un observateur affûté des réalités congolaises. Dans « Panzi », il n’hésite pas à évoquer son parcours personnel : une jeunesse marxiste, une première carrière de saxophoniste (il a joué avec Viktor Lazlo), l’invention de la laparoscopie (une technique chirurgicale qui permet d’opérer sans incision, via de petites ouvertures, à l’aide d’une caméra) mais aussi sa leucémie, qui lui a ouvert les yeux sur la finitude de la vie. Aujourd’hui, il mobilise son réseau, privé et professionnel (il rappelle : « Comme chirurgien, on a des rapports privilégiés avec les décideurs »), pour pousser le projet de société de Denis Mukwege, qui deviendra peut-être un projet politique. Plutôt que d’égrener les horreurs, il préfère raconter la vie. Il l’a dit dans son livre. Il nous le redit, avec force. 

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Un prix de la solidarité pour Mukwege. Le 16 octobre, le prix Solidaris de 40  000 euros sera remis par le CHU Saint-Pierre et Médecins du Monde au Dr Mukwege (au centre) pour développer son projet en faveur des victimes du viol au Sud-Kivu. Des artistes, sportifs et personnalités politiques ont déjà répondu présent pour la grande soirée de gala qui fait appel à la générosité. Infos, dons et participation  : www.prix-solidarite.be
  • La motivation

« Pourquoi évoquer ma vie privée ? Je ne voulais pas mais on m’a expliqué que c’était une accroche nécessaire. Sans cela, personne ne s’intéresserait au Congo. Ce qui m’intéressait, c’est la question de la motivation. On pourrait penser que notre démarche est altruiste. Mais on sait bien que tout ce qu’on fait, on le fait d’abord pour nous-mêmes, parce que cela nous fait plaisir, qu’on soit Mère Teresa ou Jack l’Éventreur. Pour Denis (Mukwege), c’est plus simple. Il dit que c’est Dieu qui le guide. Mais moi qui suis athée, quelles sont mes motivations face à l’horreur ? Vous connaissez “Apocalypse Now”, qui est adapté d’“Au cœur des ténèbres” de Joseph Conrad ? (Cette nouvelle raconte l’histoire de Kurtz, le directeur d’un comptoir belge en plein cœur de la jungle congolaise, et d’une lente remontée du fleuve dans un environnement de plus en plus hostile, NDLR.)Ça m’a beaucoup inspiré. Quel comportement adoptons-nous face à la terreur ? Pourquoi suis-je heureux quand je pars à Panzi ? Je pense qu’il y a là des sourires, une humanité qu’on ne rencontre plus ailleurs. Quand vous réparez une cloison recto-vaginale, vous avez un retour exceptionnel de votre patiente. La vie est trop courte pour qu’on attende avant de faire le bien. Mon ambition est de participer à la visibilité du génocide congolais mais aussi de dire que c’est notre problème à tous. »

  • La condition des femmes

« Féministe ? Je ne sais pas si j’ai le droit d’utiliser ce terme car je profite de toutes les facilités d’une société d’hommes. La mère de mes enfants est anesthésiste. Pourtant, c’est elle qui s’occupait d’eux. C’est en écrivant ce bouquin que j’ai réellement intégré que la moitié de la population du monde était complètement exploitée par l’autre. Il y a une appropriation sociale et collective du corps de la femme par l’homme. C’est sa chose, alors on tape, on viole, on exploite. Cette situation, qui se retrouve partout, est intolérable et surréaliste. C’est un crime contre l’humanité mais personne n’en parle. Autour de moi, on me dit : “C’est pas nouveau, c’est pas à la mode.” Oui, mais c’est juste invraisemblable ! L’étape ultime de cette exploitation, c’est de faire de la destruction du périnée une arme de destruction massive, comme c’est le cas au Kivu. C’est en voyant cette situation extrême que j’ai compris. Réduire les violences envers les femmes, sous toutes leurs formes, c’est l’un des principaux défis de ce siècle. »

  • L’« immondialisation »

« L’est du Congo est une région scandaleusement riche, avec des minerais, qui ne font pas le bonheur de la population mais son malheur. Dans notre société globalisée, plus personne n’est aux commandes, sauf ceux qui ont des intérêts économiques dans les multinationales. Plus personne ne se sent responsable. C’est ce que j’appelle “l’immondialisation”. Ceux qui pillent dans cette bijouterie à ciel ouvert n’ont aucun intérêt à ce que celle-ci s’organise avec une porte, une entrée, un guichet et un prix à payer. Dans ce chaos, on lâche des bandits de grand chemin, des enfants-soldats qui ont subi des rites d’initiation, qui ont dû tuer leur père et violer leur mère. On leur dit qu’ils peuvent tout se permettre. Il n’y a plus aucune morale. J’utilise le mot “génocide”. C’est controversé mais j’assume. Au Kivu, il y a des massacres, très bien dissimulés, mais aussi de nombreux facteurs de mort indirecte. Les femmes meurent en couches car il n’y a pas de maternités. Les victimes de viol attrapent le VIH (à Panzi, un patient sur deux est séropositif, et ils n’ont pas accès à la trithérapie) et sont, dans 80 % des cas, rejetées par leur famille. Les cultivatrices n’osent plus aller aux champs de peur de se faire massacrer ou violer par des bandes armées, et n’ont donc plus à manger. La pauvreté est telle qu’il y a une dégradation complète du tissus social. Plus personne ne peut prendre en charge les orphelins du sida. Alors oui, dans ce sens, il y a un génocide. Il est raisonnable de penser, suite aux analyses de Human Rights Watch, qu’il y a eu plus de cinq millions de morts depuis 2004. »

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  • L’impunité

« Au Congo, il n’y a pas de loi et de toute manière, personne pour la faire respecter. Aujourd’hui, ce ne sont plus nécessairement des bandes rebelles qui violent les enfants. Cela peut être le voisin ou l’oncle. N’importe quelle personne qui a des pulsions se dit : “Je peux violer ma nièce puisqu’on ne me dira rien.” On commence à recevoir à Panzi des enfants victimes de viol avec extrême violence, sans lien avec les groupes armés. Cela relève du cercle privé. Nous sommes dans une impunité totale. Il n’y a plus de message de la civilisation, qui crée une morale, plus d’éducation. On a interrompu cela avec le colonialisme et “nos ancêtres les Gaulois”. »

  • Le GSM

« Quand on dit que chaque coup de fil que vous passez, c’est un mort ou une femme violée au Congo, il n’y a pas de lien de cause à effet. Mais c’est une façon de dire que la manière dont votre téléphone est fait est questionnable et que le prix à payer pour notre confort, c’est ce massacre. Bien sûr, j’ai un smartphone. Je ne suis pas contre la technologie, ni contre les GSM, ni même contre le coltan dans les GSM. Je suis pour que les gens se rendent compte que, s’ils veulent continuer à utiliser leur GSM, il faut que ce soit éthique. On l’a bien fait pour les diamants du sang au Libéria. Pourquoi pas ici ? Je dis : “Attention, cette région du monde, qui est à 6 000 km, peut ne pas vous intéresser, mais rendez-vous compte que vous bénéficiez tous les jours du massacre qui se joue là-bas.” Je n’ai pas envie de culpabiliser les gens, on le fait assez sur les réseaux sociaux. Mais il faut s’interroger : dans quelle société voulons-nous vivre ? »

  • Le projet de société

« La question qu’on me pose tout le temps, c’est : que peut-on faire ? Je n’ai pas la solution. Mais peut-être peut-on se dire que, dans cette barbarie, il y a une goutte d’eau, qui est Panzi, et qu’on peut contribuer à en faire une tache d’huile. Ce n’est pas seulement un hôpital où l’on répare des cloisons recto-vaginales, c’est aussi un lieu de vie, un projet de société. On peut aider, notamment en donnant de l’argent et en étant vigilant à ce qu’il soit bien utilisé. Pour Denis, le stade suivant va être, à mon avis, une fonction politique. Mais il ne veut pas s’inscrire dans cette tradition des hommes politiques parachutés, qui distribuent des liasses à la population. Il se présentera s’il est poussé par son peuple. Il faut lui donner les moyens de développer un projet bien construit, avec une vision. »

  • Les déclics

« Ma maladie m’a ouvert les yeux sur cette notion de finitude. Soudain, on arrête de se dire : je ferai le bien plus tard. On essaie d’aller vite et d’être efficace. Ma rencontre exceptionnelle avec Denis a aussi été déterminante. Je crois que cela m’a rendu meilleur. À cette époque, j’étais vachement égocentrique – des proches me l’ont dit, d’ailleurs. Quand on veut être performant, on bosse comme un malade, on devient une machine de guerre et tout finit par tourner autour de soi. Aujourd’hui, je délègue pour me concentrer sur les choses que moi seul sait faire, pour consacrer plus de temps à mes proches et à Panzi. Je prends aussi le temps pour mes étudiants. Je suis beaucoup plus serein, peut-être plus généreux. J’ai compris que, malgré tous les biens matériels dont on bénéficie, on n’est pas forcément plus heureux que ces femmes de Panzi quand elles unissent leurs forces autour de quelque chose de sacré, comme la vie d’un enfant. Notre société de la performance – être le premier, prendre le pouvoir sur l’autre –, ça ne rend pas heureux. Avant, au Congo, ce qu’on possédait n’avait de valeur que si c’était partagé. Nous, on essaie de posséder la maison la plus grande possible, le yacht le plus grand. Là-bas, ce serait plutôt : si vous avez une grande maison, c’est pour mettre beaucoup de personnes dedans. »

Céline Gautier