La mode peut-elle encore se passer de collabs ?

Mis Ă  jour le 5 octobre 2021 par Elisabeth Clauss
La mode peut-elle encore se passer de collabs ? Dries Van Noten & Christian Lacroix, © Imaxtree

Elles ont toujours existĂ©, dĂšs l’Ancien RĂ©gime et les associations de manufactures pour crĂ©er les plus beaux habits de la cour. Dans la pĂ©riode moderne, entre Dali et Saint Laurent, Picasso et Chanel. Depuis quelques annĂ©es, la machine s’emballe. Les collaborations, eldorado marketing ou maniĂšre d’additionner les talents ?

En avril dernier, il y a eu le cas emblĂ©matique de la collection hybridĂ©e Gucciaga prĂ©sentĂ©e par Alessandro Michele pour Gucci, en hommage Ă  l’empreinte forte de Demna Gvasalia chez Balenciaga (un « hacking » consenti entre les deux maisons de luxe appartenant au mĂȘme groupe). Partout, les collabs fleurissent, attisant la soif d’exclusivitĂ© et de raretĂ© auprĂšs de consommateurs galvanisĂ©s par la nouveautĂ©. Dans le trĂšs rentable secteur des sneakers, lier deux noms dĂ©jĂ  populaires assure gĂ©nĂ©ralement un succĂšs commercial, avec des prix alignĂ©s sur la dĂ©sirabilitĂ©. 

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"Hacking" consentinn Gucci & Balenciaga, © Getty Images

Des associations de compétences

Pour certaines marques, c’est une maniĂšre d’explorer d’autres domaines de crĂ©ation qui ne sont pas les leurs, en se faisant aider par des ateliers rodĂ©s. Chacun apprend, et optimise ses propres savoir-faire. Ces alliances d’expertises ont toujours existĂ©. Pour Laurent Dombrowicz, styliste pour de nombreux magazines internationaux, journaliste et consultant, « ce qui est intĂ©ressant et porteur de sens, c’est le mariage de mode contre nature. Quand une marque de luxe rencontre la technicitĂ© d’un Ă©quipementier sportif, comme K-Way x Fendi. Une idĂ©e simple suffit, et la collaboration devient lĂ©gitime ». Dans cette veine, pour Y/Project, dont il est le directeur artistique, Glenn Martens initie rĂ©guliĂšrement des associations avec des marques iconiques reconnues pour leur technicitĂ©, et leur insuffle un dĂ©calage sexy qui crĂ©e la surprise : Fila avec une ligne de sportwear red carpet, Canada Goose avec de l’outwear extrapolĂ©, Ugg et ses inoubliables cuissardes dĂ©goulinantes sur la jambe, Melissa Shoes et ses souliers de plastique baroques. Des valeurs sĂ»res au dĂ©part, qui requiĂšrent un savoir-faire spĂ©cifique, et jouissent, le temps d’une hybridation, d’une nouvelle originalitĂ©. Tout le monde y gagne, en particulier les amateurs de piĂšces de niche. Mais dans ses dĂ©rives, la formule surexploitĂ©e de la collab destinĂ©e Ă  soutenir les ventes peut aussi aboutir Ă  superposer des logos, Ă  appliquer une image TikTokable. VisibilitĂ© au carrĂ©, rentabilitĂ© aussi. 

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Y/Project x Ugg, © Imaxtree

Versatilité ou transdisciplinarité ? 

Thierry-Maxime Loriot, directeur crĂ©atif, expert mode, commissaire d’expositions et Ă©crivain, estime que, conjuguĂ©es aux rĂ©seaux sociaux, les collaborations reprĂ©sentent un outil marketing exponentiel : « Quand Kate Moss fait la campagne de Skims pour Kim Kardashian, la collaboration est trĂšs Ă©tudiĂ©e des deux cĂŽtĂ©s pour leur permettre de dĂ©velopper de nouveaux marchĂ©s Ă  chacune. De mĂȘme, Virgil Abloh chez Louis Vuitton signe probablement une nouvelle Ăšre commerciale pour la marque aux États-Unis. Les gens influents – attention, pas les influenceurs ! – se servent des collaborations pour toucher d’autres audiences. C’est une façon de se renouveler, la coolitude des uns soutient la lĂ©gende des autres. Dans le cas de la collaboration Dries Van Noten x Christian Lacroix, le crĂ©ateur belge a eu l’intelligence, au lieu de faire du Lacroix, de faire “avec” Lacroix. Certaines de ces associations temporaires peuvent marquer l’histoire de la mode et des arts. Jean Paul Gaultier x Almodovar ou Jean Paul Gaultier x Jeunet et Caro (NDLR, pour « La citĂ© des enfants perdus »), ce sont des Ă©changes culturels qui ont influencĂ© le succĂšs de ces films, et le travail de Gaultier lui- mĂȘme. » Culture qui se nourrit aussi parfois de façon non officielle de sources de mode. 

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Vetements & Hanes, © Gio Staiano

Manque d’imagination ou signe des temps ? 

Laurent Dombrowicz valide le principe des collaborations entre deux marques quand elles mettent en avant leur identitĂ© et leur savoir- faire respectif pour se rencontrer et se renforcer. « Mais Ă  un moment donnĂ©, ça a dĂ©rapĂ©, quand c’est devenu une systĂ©matique de marketing. Si on parle de collaborations arty, la plupart des marques ne font en rĂ©alitĂ© que payer des droits pour reproduire des Ɠuvres sur un vĂȘtement. C’est arrivĂ© Ă  plusieurs reprises chez Raf Simons. Or ce n’est pas l’essence de la collaboration, de se donner une conscience “arty” Ă  moindres frais. En revanche, d’autres partenariats sont vraiment authentiques. Notamment celles de Raf Simons justement, avec Sterling Ruby, qui n’est pas restĂ©e en surface. Mais c’est plus rare dans l’industrie de la mode.

Le deuxiĂšme cas oĂč le principe de collaboration est dĂ©voyĂ©, c’est quand elle est consanguine. Par exemple, Supreme x Louis Vuitton. Ils ciblent le mĂȘme public, il n’y a pas de confrontation d’univers, ça n’apporte rien en matiĂšre de crĂ©ativitĂ©, c’est juste un effet de logos. Le troisiĂšme type de collaboration, et c’est la pire, c’est celle initiĂ©e avec des cĂ©lĂ©britĂ©s. Quand une marque n’a pas besoin de nom connu pour susciter l’intĂ©rĂȘt, et que le rĂ©sultat n’apporte rien. Il y a des cĂ©lĂ©britĂ©s qu’on se repasse entre maisons comme des fiches de cuisine, et on voit fleurir ces capsules “top model x telle marque de luxe ” oĂč la seule chose qui se vend, ce sont des noms. La mode qui a tant critiquĂ© les licences Cardin ou Lacroix fait du name dropping sans lĂ©gitimitĂ© de crĂ©ation. » En partenariat dĂ©tournĂ© intelligemment menĂ©, il cite les Ɠuvres d’art signĂ©es Helmut Lang x Saint Laurent, ou les crĂ©ations Longchamp x Jeremy Scott : « C’était trĂšs malin aussi, en mĂȘlant des contraires, une maison ancienne et un chantre du pop. » Un avis que partage Herbert Hofmann, directeur crĂ©atif et responsable des achats du mĂ©dia d’analyses de commerce Highsnobiety, dont les collabs reprĂ©sentent une partie importante de l’activitĂ©. Pour lui, « il est trĂšs intĂ©ressant que les marques s’inspirent et se soutiennent en fonction de leur savoir-faire, en particulier quand il s’agit de maisons historiques qui cultivent une tradition forte, mais dont le plus grand atout n’est pas forcĂ©ment le story telling ». Dans cette configuration-lĂ , les partenariats constituent une opportunitĂ© de renforcer Ă  la fois communication et transmission. 

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K-Way x Fendi, © Presse

Partenaires particuliers cherchent collab particuliĂšre

Autre responsabilitĂ©, et pas des moindres : celle de bien verrouiller la dimension juridique de ces associations. Corinne Champagner Katz, avocate au Barreau de Paris, spĂ©cialiste en propriĂ©tĂ© intellectuelle, rappelle qu’« il s’agit d’un exercice Ă  la fois intĂ©ressant et contraignant. En droit, on appelle plutĂŽt ça des “partenariats”, pour un shot ou sur la durĂ©e. Les compĂ©tences d’une maison font effet tremplin aux compĂ©tences de l’autre. Certaines industries crĂ©atives contribuent trĂšs frĂ©quemment Ă  rĂ©aliser des produits pour une marque mais on ne le saura jamais, parce que ça se fait en B2B, au niveau des matiĂšres premiĂšres. Ce qui fait une “collaboration”, c’est quand les noms sont connus et communiquĂ©s. C’est la configuration qui apporte le plus de valeur ajoutĂ©e. Les contrats doivent ĂȘtre bĂ©tonnĂ©s pour consigner qui apporte quoi, pour valoriser ces nouveaux actifs immatĂ©riels que crĂ©e ce partenariat. Il faut en dĂ©finir le pĂ©rimĂštre à la fois dans les produits, dans la visibilitĂ© et dans le temps. Et bien sĂ»r, cadrer la rĂ©partition financiĂšre. A cet Ă©gard, la crĂ©ativitĂ© juridique n’a pas de limites non plus ». 

Mais une collaboration, c’est aussi un dĂ©fi de coordination, qui n’a pas Ă©chappĂ© Ă  Yves Bensimon, responsable des collections Bensimon : « Il faut ĂȘtre conscient que c’est beaucoup de travail, ça monopolise toute une Ă©quipe pour un seul projet. Nous sommes trĂšs sollicitĂ©s, mais finalement nous en acceptons peu, parce qu’il faut que ça colle avec notre identitĂ©. » Pour sa collection printemps-Ă©tĂ© 2017, Demna Gvasalia, alors chef de file du collectif VETEMENTS, avait initiĂ© une collaboration avec 18 marques populaires (Eastpak, Reebok, Alpha Industries, Levis, Manolo Blahnik, Juicy Couture, Brioni, Schott, Canada Goose, Dr. Martens... ) pour intĂ©grer leur culture universelle Ă  sa dĂ©marche subversive. Il en a rĂ©sultĂ© 18 mini-capsules destinĂ©es Ă  une jeunesse avide de rĂ©fĂ©rences. Demna expliquait Ă  l’époque avoir choisi des marques plus professionnelles pour gĂ©rer des produits prĂ©cis, parce qu’elles en avaient la capacitĂ©, les moyens et pouvaient tenir les dĂ©lais. Pour eux, qui Ă©tait alors le meilleur pour les tailleurs ? Brioni. Pour les chaussures sexy, les pumps pour femmes ? Manolo Blahnik. Pour les cuirs ? Schott, qui s’était chargĂ© de la fabrication des perfectos. Chaque produit Ă©tait devenu le fruit d’une collaboration diffĂ©rente, et un carton plein. Mais pas d’une parenthĂšse de dĂ©tente : ils ont rĂ©alisĂ© aprĂšs coup l’ampleur du dĂ©fi logistique, entre Reebok qui assurait son dĂ©veloppement en Chine, Manolo Blahnik en Angleterre, Juicy Couture Ă  Los Angeles... 

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Dries Van Noten & Christian Lacroix, © Imaxtree

« En général, ça se passe bien » 

Au delta de nombre de ces partenariats, Corinne Champagner Katz constate que dans la majoritĂ© des cas, « les maisons aiment travailler ensemble, il y a souvent une recon- naissance mutuelle ». Yves Bensimon relativise d’ailleurs la systĂ©matisation du procĂ©dĂ© : « Notre marque existe depuis trĂšs longtemps, et on pourrait se passer de collaborations. Mais en l’occurrence, elles sont toujours les fruits de belles rencontres. La premiĂšre, il y a 15 ans avec Jean Paul Gaultier, a Ă©tĂ© initiĂ©e pour l’anniversaire de la tennis. » Rudy Achache, DG de la marque, renchĂ©rit : « Chez nous, le travail avec Jean Paul Gaultier s’est reproduit dans le temps, parce que c’était une dĂ©marche Ă  long terme. Mais parfois, il faut reconnaĂźtre quand l’alchimie ne prend pas, alors on arrĂȘte le projet si on ne trouve pas une histoire qui a suffisamment de sens. C’est devenu un outil marketing Ă  la mode pour dĂ©velopper une nouvelle clientĂšle Ă  l’international notamment, mais je pense que l’effet est plutĂŽt temporaire. » 

Vices et vertus des collabs 

Elles existent depuis que le monde est mode, mais pourquoi le phĂ©nomĂšne s’accĂ©lĂšre-t-il ? Selon Herbert Hofmann, il faudrait chercher la rĂ©ponse du cĂŽtĂ© des spĂ©cialistes du marketing, de plus en plus soumis Ă  la pression de la nouveautĂ©. « Les collaborations sont un bon moyen de multiplier de nouvelles sorties produits, quand il est humainement impossible d’avoir des idĂ©es innovantes Ă  cette cadence. En outre, les collaborations permettent aux consommateurs de s’exprimer avec encore plus de subtilitĂ©. Dans le cas de Raf Simons x Prada, il Ă©tait bien vu de prĂ©senter ce partenariat sous forme de “conversation” plutĂŽt que “collaboration” parce que c’est un cas de cocrĂ©ation, une invitation Ă  revoir Ă  la fois les lignes et les rĂšgles d’une maison. La clĂ©, c’est de rester organique. » Il rappelle que certaines marques comme Asics ont lancĂ© trĂšs tĂŽt des collaborations avec des marques Ă©mergentes comme GmbH, et leur a permis de grandir. « C’est courageux, et cela instaure des relations commerciales de longue durĂ©e. Les collaborations signĂ©es par Highsnobiety le sont justement sans snobisme, elles sont inclusives. On voyage, on vit, on aime manger, on est fan de design, il y a donc des processus qui se font naturellement, comme la collaboration avec le CafĂ© de Flore, parce que pendant la Fashion Week, on veut aussi chiller en terrasse. » Loin d’ĂȘtre galvaudĂ©es, les collabs offrent Ă  de jeunes marques un kick de popularitĂ©, et permettent tout simplement Ă  d’autres de continuer d’exister. 

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"Hacking" consenti Gucci & Balenciaga, © Getty Images

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