Bidonnes : le droit de réponse des « mauvaises » mères

Publié le 3 février 2020 par Elisabeth Debourse
Bidonnes : le droit de réponse des « mauvaises » mères Dans le film "Tully", Charlize Theron incarne une mère exténuée à l'arrivée de son troisième enfant.

Pour lutter contre les clichés bienheureux sur la maternité qui oppressent les femmes, Elisabeth Meur-Poniris a créé « Bidonnes », un espace féministe d’expression pour les mères.

C’était un après-midi, à la terrasse d’un café. Elle se tenait devant vous, une limonade devant elle et l’avait annoncé au détour d’une conversation, sans pouvoir s’empêcher de sourire : elle était enceinte. Votre meilleure amie, collègue, cousine, sœur, voisine allait, d’ici six mois, donner naissance à un enfant. Vous l’aviez félicitée, vraiment, vous étiez si heureuse pour elle. Comment se sentait-elle, n’était-elle pas trop malade ? Où allaient-ils installer la chambre du bébé ? Étaient-ils déjà au courant, au boulot ? Et la crèche, elle y avait déjà pensé, à la crèche ? Une heure plus tard, vous vous étiez quittées sans vous rendre compte que vous aviez déjà semé en elle les premières graines de doute, de culpabilité et d’angoisse. Elle n’aurait probablement pas l’occasion de vous le raconter puisqu’à partir de cet instant, vos rencontres s’espaceraient : déjà, elle faisait partie d’un autre monde, celui des mères, et vous n’aviez pas forcément envie de savoir tout de suite comment ça se passait, par là-bas.

« Lettre à cette amie féministe tannée de voir des photos de bébés »

Cette scène et ce moment de basculement, Elisabeth Meur-Poniris les a vécus il y a plus de deux ans. Elle attendait à l’époque un petit garçon qui allait changer sa vie — ça, elle s’en doutait. Ce à quoi elle n’était peut-être pas préparée, c’est tout ce qui entourerait l’arrivée de l’enfant : l'isolement, les non-dits, la pression de la perfection, l’appartement sale, le manque de compréhension des employeurs, les t-shirts tachés et les cheveux défaits. Pourtant, son fils, elle en était fière, bien sûr. Une ou deux photos photos apparaissaient alors parfois sur les réseaux sociaux, la trogne du petit toujours masquée par un emoji malin. Sauf que « quand mon fils avait 6 mois, une amie a twitté qu’elle trouvait barbantes ces photos de bébés sur ses réseaux sociaux. À ce moment-là, j’étais prise dans un tourbillon, je faisais une dépression et je me sentais très seule. J’ai perçu ce message comme une mise à l’écart de plus et comme une injonction à taire mon quotidien », raconte Elisabeth.

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À 30 ans, Elisabeth Meur-Poniris est la mère d'un petit garçon et de "Bidonnes".

La jeune mère bouillonne. Cette humeur, qui ne lui est pourtant pas adressée personnellement, elle se la prend en plein visage, en plein cœur. « Enfermée dans sa propre existence, dans son corps, dans sa propre maison, la mère regarde l’enfant barbouillé-de-petite-purée, le prend en photo et la poste sur ses réseaux sociaux. Elle existe encore, elle a tenu bon jusqu’ici, elle a fait le job et elle l’affirme. De l’autre côté de son écran, son amie féministe lui rappelle que sa maigre satisfaction n’est satisfaisante qu’à ses yeux. Ses yeux de mère dont la vie est ponctuée d’événements qui n’intéresse personne », écrit-elle dans la toute première publication de « Bidonnes », sa plateforme collaborative où des mères s’expriment sur leur condition. « Cet article a été lu plus de 10 000 fois, la confirmation pour moi que mon expérience personnelle était finalement partagée par un très grand nombre de personnes et qu’elle méritait d’être rendue visible », explique Elisabeth Meur-Poniris.

« Que du bonheur »

« Bidonnes » était né : un espace d’expression pour parler de la « vraie » parentalité, celle qu’on cache pour faire bonne figure, celle que les autres nient. Sur ce qui ressemble à un blog épuré, Elisabeth invite ainsi d’autres mère à faire part de leur expérience, infiniment politique. Injonctions, urbanisme, racisme, art, égalité des genres : les sujets abordés sont sans faux-semblants et vont à l’encontre des diktats d’une parentalité supposée toujours heureuse, comme l’expose la créatrice de la plateforme : « La maternité est aujourd’hui vécue par beaucoup comme une expérience de la solitude mais je suis convaincue qu’il pourrait en être autrement. On nous répète que la maternité "c’est que du bonheur" et que "maman c’est le plus beau métier du monde", mais ce sont des images forgées par les hommes, des tristes lots de consolation pour rendre moins pénible la condition à laquelle on nous assigne. Ce qui heurte, ce n’est pas d’être mère, mais la manière dont la société nous oblige à vivre notre parentalité (…) Il faut davantage parler de la maternité dans ses conditions réelles ».

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©Unsplash/Sharon McCutcheon

Car pour Elisabeth Meur-Poniris, c’est certain, ses comparses « ont beaucoup de choses à dire, mais elles sont trop empêtrées dans leur quotidien pour avoir le temps d’en discuter. Il faut leur donner un espace, aller chercher leurs témoignages et dresser le constat de ce que la société a fait à la parentalité. Cela permettra à la fois d’exiger de véritables soutiens pour les parents mais aussi de déculpabiliser celles et ceux qui pensent ne pas être à la hauteur ».

La jeune femme, qui travaille régulièrement la question des « intimités numériques » dans son travail, rappelle en effet la culpabilité qui entoure toujours l’expérience de la maternité : « "Ma grand-mère l’a fait, ma mère l’a fait, pourquoi n’en suis-je pas capable ?" Pendant longtemps, le seul rôle social valorisant pour une femme était celui de mère. C’était l’unique façon d’exister. Il est clair que dans un tel contexte, il valait mieux taire ses difficultés. Je pense aussi qu’il y a quelque chose de l’ordre de l’épreuve initiatique : les mères qui ont souffert et qui ont finalement survécu peuvent avoir tendance à minimiser le mal-être des suivantes. Nous, les femmes, avons parfois tendance à nous faire la guerre au lieu de nous serrer les coudes. Il faudrait pouvoir se libérer de cet esprit de compétition et être plus indulgentes, envers nous-mêmes et envers les autres ». Une réalité et une lutte dont l’amie du café n’aurait certainement pas eu conscience non plus, sans ses copines « Bidonnes » — quand même de sacrées championnes.

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