Gamut, les Six de Bruxelles

Publié le 11 décembre 2018 par Elisabeth Clauss
Gamut, les Six de Bruxelles

Ils sont diplômés de La Cambre, tous Français, et se revendiquent « créateurs belges ». Rassemblés en collectif, ils développent leur « Chosen Family », et défendent la création décloisonnée.

Ils ont entre 24 et 30 ans. Depuis des années, nous suivions leur évolution, de leurs premiers projets créatifs aux défilés de l’école bruxelloise. Dans leur nouvelle « famille choisie », ils travaillent depuis un an selon un processus transversal – aucune personnalité ne prend le lead sur une autre – ne communiquent pas sous leurs noms individuels, et ne montrent pas leurs visages aux médias.

Un parti pris qui rappelle les sources de la mode belge, avec l’anonymat savamment cultivé par Martin Margiela, puis la posture du groupe VETEMENTS, dont finalement seul le chef de file, Demna Gvasalia, a pris publiquement la parole.

En septembre dernier, ils ont organisé à la Station, un lieu associatif underground en bordure de Paris, un défilé parfaitement maîtrisé : « nous avions besoin d’un espace d’émancipation ».

Photo : Etienne Tordoir / Catwalk Pictures

 

1/

Pour créer heureux, créons (relativement) cachés.

Autofinancés par leurs contrats parallèles dans de grandes maisons parisiennes (Balenciaga, Loewe, Jean-Paul Gaultier, Paco Rabanne, Givenchy, APC…), par leurs familles et soutenus par Ulule, le site de financement participatif destiné au milieu créatif, ils sont rodés et collaborent avec des ateliers professionnels.

Les matériaux de leur collection sont de récupération, des chutes de tissus inutilisés par les fabricants du Sentier. Ils ont choisi de s’appeler « Gamut » parce que ce mot désigne un procédé de synthèse de couleurs et de sons. « On aimait aussi la bizarrerie du mot !»

Dans leur construction horizontale, aucune inspiration ne prend le pas sur celle d’un autre, c’est un collage de personnalités. Entre eux, l’énergie circule, et par cette soirée de septembre, au cœur de la fashion week où d’autres présentaient des collections dont l’impact n’atteignaient pas le suspens orchestré, leur enthousiasme a été contagieux.

Vêtements « no gender » selon la formule consacrée, ils pouvaient réellement passer d’un garçon à une fille, aller et retour. La plupart du temps, les capsules dites « mixtes » sont simplement des pièces masculines un peu ajustées, l’échange se fait rarement dans les deux sens. Ici, la moitié des mannequins hommes ou trans portaient des jupes, et les portaient bien.

 

Photo : Etienne Tordoir / Catwalk Pictures

2/

L’identité belge qui dépasse les frontières

« Nous nous sentons « créateurs belges ». Tous nos modèles en termes de création sont des Belges. Quand on est formé à La Cambre, on est abreuvé de culture bruxelloise, et on est proches d’Anvers. Nous avons été nourris par l’héritage de Margiela, et nous sommes tous animés par un amour sincère de cette mode belge. Notre collection est d’ailleurs fondée sur la sobriété et le second degré.

Nous questionnons continuellement la façon de penser et de monter un vêtement. Dans nos procédés de coupe, la construction et la déconstruction sont parfois conceptuelles. C’est le décalage à la belge : nous fabriquons des « pièces à codes ». Rien n’est jamais gratuit, ou juste décoratif.

C’est ce que nous a enseigné La Cambre : tous les gestes doivent être porteurs de sens. »

De l’exemple de Martin Margiela, ils ont aussi appris l’aspect « laboratoire et recherche » de la mode.

Photo : Etienne Tordoir / Catwalk Pictures

 

3/

L’horizontalité, tenable à long terme ?

« Nous étions déjà un groupe d’amis à La Cambre. L’idée du collectif était un fantasme quand nous étions encore étudiants. On se projetait : « toi tu seras parfait à la com’, moi au design. »

Après nos études, nous avons commencé à travailler, et au cours de l’été 2017, nous avons lancé le projet. Nous sommes partis tous ensemble dans le Sud de la France, pour décider de notre fonctionnement, de nos objectifs et de nos ambitions. Nous fréquentions déjà des collectifs culturels, et c’est l’horizontalité des rapports créatifs, sans leaders désignés, qui nous intéressait.

Le fait de ne pas se contenter d’une seule vision, mais de plusieurs, le défi de les faire se rencontrer. Concrètement, on évolue au jour le jour, avec la perspective de ce que nous enseignent nos jobs dans les grandes maisons, tout en ayant la liberté de fonctionner nous-mêmes différemment.

Ça nous permet d’explorer d’autres manières de présenter notre collection. » Collection qu’ils préfèrent appeler « garde-robe », pour ne pas être limités par un thème, une histoire, ou un personnage.

 

Photo : Etienne Tordoir / Catwalk Pictures

4/
La symbolique du casting

Lors du défilé de ces mannequins « à gueules », transgenres pour certains, comme Dustin qui ouvrait le show, les personnalités choisies pour incarner leurs vêtements étaient eux-mêmes les fruits de la modernité : « c’est notre réalité, les cercles dans lesquels nous évoluons, une retranscription de la beauté spontanée, et pas forcément genrée.

Nous avons fait le casting directement à la Station, qui est une ancienne gare industrielle d’Aubervilliers. Cet endroit nous tient à cœur, il est géré par un collectif de musique, et nous sortons très souvent là-bas, depuis longtemps. Pour nous, c’est un des meilleurs lieux de Paris pour faire la fête. On se sent bien avec ce public un peu alternatif, dans une atmosphère bienveillante.

On a casté des gens qui correspondaient à notre idée de la beauté. Pendant les soirées des semaines précédentes, on les abordait pour leur proposer de défiler. On les a ensuite mélangés avec des mannequins professionnels.

On avait l’impression que chaque silhouette trouvait naturellement son mannequin, et non le contraire ».

 

Photo : Etienne Tordoir / Catwalk Pictures

5/

Mettre en avant la création, sans exprimer un ego en particulier

D’une seule voix, ils témoignent que la collection est arrivée de façon très spontanée, comme un empiècement de tous leurs univers différents : il y a celui qui aime les pièces très techniques, celui qui adore les tailleurs, celle qui cultive le glamour et l’élégance « à l’ancienne ».

Et contrairement à leur fonctionnement à l’école où ils pouvaient déjà s’entre-aider mais devaient forcément se différencier pour se définir, ils ont superposé leurs références.

 

Photo : Lucas Lehmann

Dans leur studio de création, chacun donne le de jours qu’il peut, en fonction de son agenda : « on s’organise, le jour, la nuit, le week-end. Personne ne travaille à plein temps sur le projet pour l’instant, mais on dégage le maximum de temps possible ».

Après le défilé, ils ont été contactés par des acheteurs et des show-rooms, tandis que la presse s’esbaudissait. Ils sont ravis : « nous avons déjà une présence importante sur des médias influents ».

 

Photo : Lucas Lehmann

Leur « Chosen Family », c’est le deuxième volet événementiel de leur collectif, qui s’investit aussi dans des programmations de soirées, avec des projections et des performances. Dans toutes leurs initiatives créatives, « le processus est presque plus important que le résultat.

Le plus expérimental chez nous, c’est la façon dont nous explorons le mixage de nos codes. Nous avons rassemblé les éléments de nos vocabulaires singuliers, concentrés sur la façon de mettre nos influences en commun et d’accorder nos violons. »

Leur « Gamut » va s’empresser de mixer tout ça, pour en extraire une toute nouvelle lumière.

 

www.collectifgamut.com

Qu’est-ce que La Cambre transmet qui rend « belge » ?

Tony Delcampe, chef d’atelier de La Cambre Mode

« Tous ces Français qui arrivent à Bruxelles à 18 ans sont plongés dans un bain créatif. La capitale européenne, sa bonhomie, sa complicité, sa modestie.

À La Cambre, on est dans le « faire » plus que dans le « dire ». Ces étudiants font partie d’une école qui est aussi une famille. Leur identité créative, c’est aussi le résultat d’une rencontre culturelle. Même si au départ j’ai trouvé leur association un peu hétéroclite, j’ai été impressionné par le résultat, et très admiratif de toute cette belle énergie concentrée.

Se lancer seul, aujourd’hui, c’est très difficile, voire impossible. Je suis touché qu’ils se rassemblent sous l’appellation « La Cambre » c’est très gratifiant. »

 

Toutes les photos du défilé, par Etienne Tordoir / Catwalk Pictures :