C’est quoi la dette sexuelle ?

Publié le 11 mai 2023 par Camille Vernin
C’est quoi la dette sexuelle ? © Shutterstock

C'est un sentiment insidieux qui touche beaucoup d'entre nous, hommes ou  femmes. On l'appelle la "dette sexuelle", soit le fait de se sentir redevable sexuellement vis-à-vis de l'autre. Cette pression sociale est forcément intimement liée à la notion de consentement. Mais comment s'en détacher au juste ? Rencontre avec Anne-Françoise Meulemans, médecin psychothérapeute,coordinatrice de CentrEmergences et Laura Regaglia, sexologue.

Pourquoi se sent-on parfois "redevable sexuellement" ?

Laura Regaglia : « Se sentir redevable sexuellement », c’est lorsqu’une personne accepte de s’engager dans un acte sexuel - dans le cadre d’une relation établie ou non - sans forcément en avoir envie, mais uniquement parce qu’elle se sent « redevable » face à l'autre. C’est l’idée d’un échange économique, mais sur le plan sexuel. Cette impression peut naître à la suite à d’une pression externe mais elle peut aussi apparaître sans cette dernière. Certaines personnes peuvent se sentir plus recevables que d’autres, parce qu’elles manquent d’estime de soi, ressentent une impression d’infériorité et/ou une peur du jugement, de perdre la relation…

Cette dette sexuelle peut prendre différentes formes. Lorsqu’une personne offre un cadeau ou paie un restaurant, un verre, un hébergement à quelqu'un, cette personne peut se sentir "redevable sexuellement". Lorsqu'on est reconduit chez soi après une soirée, on peut estimer que l'autre "attend des faveurs sexuelles de notre part". Cette impression de "redevabilité" peut apparaître dans d’autres contextes plus insidieux: si une personne échange des sextos, danse avec la même personne toute la nuit, accepte de prendre un dernier verre chez lui /elle… De même, si une personne tolère une certaine proximité physique/sexuelle comme un baiser, des caresses… elle pourrait avoir l’impression qu’elle a suscité une "attente sexuelle" chez l’autre et qu’il est "normal" qu’elle la comble.

D’où naît ce phénomène ?

Laura : Dans les scripts sexuels ancrés en nous et véhiculés dans la société et à travers les médias, c'est-à-dire l'ensemble des comportements sexuels qui sont attendus chez une femme et chez un homme. Si l'on se base sur les scripts sexuels traditionnels, il est attendu des hommes qu’ils soient les initiateurs des rapports sexuels, qu’ils assurent une certaine performance sexuelle, qu’ils agissent en suivant de potentielles pulsions sexuelles, par exemple. Pour une femme, il est attendu qu’elle soit la garante de la sexualité, qu’elle attende le plus longtemps possible pour accepter un acte sexuel et qu’elle limite son nombre de partenaires au risque de passer pour une fille facile.

Heureusement, ces vieux clichés commencent doucement à être remis en question avec l’émergence de nouveaux scripts plus novateurs et égalitaires. Dans le cadre de la dette sexuelle, la société nous laisse sous-entendre à travers ses scripts appris, qu’il est « logique » que si l’on a induit certains comportements, il est "normal" qu’une interaction sexuelle suive.

On peut a priori penser que les femmes sont plus concernées par cette dette sexuelle que les hommes. Est-ce vrai ?

Laura : Effectivement, il semblerait que les femmes soient plus enclines à "tenter de sauver la face" et à se sentir obligées de commettre un acte sexuel, même si les hommes peuvent aussi être concernés évidemment. Le sentiment de "redevabilité sexuelle" a des racines historiques complexes qui sont liées à des normes sociales et culturelles en évolution constante. Les femmes, en particulier, ont été soumises à des attentes sexuelles souvent injustes et à des pressions pour répondre aux besoins et aux désirs des hommes.

Dans de nombreuses cultures, le sexe était considéré comme une obligation conjugale, ce qui signifiait que les femmes étaient souvent obligées d'avoir des relations sexuelles avec leur mari, même si elles n'en avaient pas envie. Les femmes étaient souvent considérées comme des "objets" sexuels plutôt que des partenaires sexuelles égales. Le mouvement féministe des années 1960 et 1970 a remis en question ces normes sociales et culturelles, en prônant l'égalité des sexes et en encourageant les femmes à revendiquer leur propre sexualité. Depuis lors, les attitudes à l'égard de la sexualité ont évolué et les pressions sociales et culturelles ont diminué, bien qu'il reste encore beaucoup à faire pour parvenir à une véritable égalité.

En quoi ce phénomène est lié à la notion de consentement ? 

Anne-Françoise Meulemans : Une dette signifie obligation, puisqu'elle est due. C’est le résultat d’un calcul, elle est inéluctable et subie. Le consentement n’a pas son mot à dire, c’est la définition même de la redevabilité. Une force supérieure agit, et la victime ne peut que se soumettre.

Mais le coupable a de nombreux visages. Il y a celui ou celle qui fait valoir cette dette (toute l'histoire de la sexualité et nos scripts sexuels véhiculés au sein de la société), mais la victime peut aussi être son propre bourreau. Certaines personnes sont tellement enfermées dans leurs croyances qu'elles peuvent s'enfermer elles-mêmes dans la soumission et dans ce sentiment de recevabilité, sans avoir subi une pression externe. L’enfer trouve parfois ses racines dans nos propres représentations.

En quoi est-ce problématique ? 

Laura : Ce phénomène est problématique parce que la personne qui ressent cette « dette sexuelle » peut se sentir « coincée » dans la situation, sans savoir comment en sortir. Elle peut subir une pression énorme, avoir peur du jugement de l’autre, culpabiliser et/ou regretter d’avoir accepté ledit service ou le cadeau. Elle peut accepter certaines pratiques sexuelles alors qu’elle ne le souhaitait pas, au préalable, et cela a des conséquences au niveau de la sexualité, de l’estime de soi, de la confiance... Personne ne devrait se sentir redevable: rappelons que chacun est libre de refuser un acte sexuel, de le stopper à tout moment sans ressentir la moindre once de culpabilité. 

Anne-Françoise : Oui, toute situation qui s'articule autour de la culpabilité au lieu de la responsabilité est problématique. La redevabilité est sans doute la première cause de violence, car on nie le consentement éclairé. Et une société qui entretient cette violence faite aux femmes génère une violence à toutes les échelles de cette société. Et tout le monde en est victime au final, hommes et femmes.

On parle beaucoup des célibataires, mais la dette sexuelle peut aussi s’inviter dans le couple.

Anne-Françoise:

Avoir l'impression de "devoir passer à la casserole" fait partie de la violence, ou de la souffrance quotidienne de nombreuses femmes, et des hommes qui subissent cette représentation.Cette plainte qui est très fréquemment racontée comme une situation de fait de la vie conjugale, questionne en fait complètement nos définitions de la sexualité et du couple. C’est une souffrance perfide qui peut pourrir le quotidien de trop nombreux couples, avec en conséquence une culpabilité de la souffrance de part et d’autre. On se sent coupable de ne pas remplir son devoir, coupable de ne pas avoir envie, ou de ne pas donner envie. Avec pour résultat une grande solitude et une grande impuissance.

Comment s’en détacher ?

Laura: Quand je reçois une personne en consultation qui se sent redevable sexuellement, je travaille avec elle l’estime de soi et la confiance en soi. Non, elle ne doit pas céder/consentir à un acte sexuel pour répondre à des attentes et/ou parce que c’est « normal » de se comporter de la sorte. Je lui apprends à se respecter, à poser le « non », à communiquer ses envies, ses « non-envies » et ses limites. 

Je pense qu’il est important que d’être clair dès le départ. Il faut communiquer, ne pas avoir peur de s’affirmer, ne pas laisser de place aux malentendus et être intransigeant(e) par rapport à ses envies et ses limites. A côté de cela, si la personne s’impose elle-même une pression sexuelle et s’imagine qu’elle est redevable sexuellement, je lui apprends à se détacher des scripts sexuels, donc des comportements sexuels « attendus ». La seule personne à disposer de son corps, c’est elle et elle seule.

Dans tous les cas, rappelons qu’une bonne communication et le respect de soi et de l’autre sont les ciments indispensables dans toute interaction sexuelle (qu’elle soit sexuelle ou non, d’ailleurs!). Gardons en tête que la sexualité est un moment de partage, d’échange pendant lequel les partenaires doivent consentir librement à une activité sexuelle et non un moment qui consolide la notion d’un « prêté pour un rendu ».  

Anne-Françoise : Cela peut se travailler au niveau du couple, ou au niveau individuel, mais dans une vision systémique. La construction d’un couple, d’une relation passe par la construction et la déconstruction de la sexualité, de ses représentations, afin de se l'approprier d’une manière réactualisée... Tout le monde en sort gagnant, les partenaires et le couple lui-même.

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