J’ai testé : 24h en mode Camp

Publié le 26 août 2019 par Elisabeth Clauss
J’ai testé : 24h en mode Camp 24h en mode Camp, dessin Marie Morelle

Septembre, ce n’est pas seulement la rentrée pour les morveux, c’est aussi la rentrée pour les modeux. Et ça n’est pas moins tendu, question uniforme.

5h15 : Réveil spontané, donc angoissé. Demain, c’est la première grosse conférence de rédaction des numéros d’hiver. Des deux tendances lourdes de la saison, le retour à la bourgeoisie sage ou l’extravagance festive, je vais devoir choisir mon Camp.

5h17 : Le « Camp », c’est à la fois une posture subculturelle et une esthétique farfelue rocambolesque. Une façon de défier les codes des genres, aussi.

5h48 : Dans mon bain mousseux avec mon éponge licorne, occupée à réveiller les voisins avec mes bruits saugrenus de plomberie matinale, je me dis qu’avoir un drôle de genre, je connais.

6h34 : Dégoulinant devant l’écran de mon ordi – je ne pouvais plus attendre pour être fixée – je redécouvre les tenues loufoques des invités au gala d’ouverture de l’expo Camp, au MoMa, quelques mois plus tôt.

6h51 : En peignoir mais pas encore en paix, je me dis que si en Belgique on n’a pas le MoMa, on a le MoMu. Ça vaut le coup d’essayer.

7h06 : Je plonge dans mon placard et dans mes réflexions. Si j’arrive à créer l’événement à Anvers avant ce soir, j’aurais carrément un sujet d’investigation à soumettre en réunion.

7h08 : J’ai rien à me mettre. Ni dans la première armoire, ni la deuxième, ni même dans la cinquième.

10h00 : Je suis rue Dansaert et j’attends l’ouverture des boutiques.

11h00 : Je suis aux Marolles et j’attends l’ouverture des fripiers.

11h29 : Je suis fauchée, mais j’ai des bottes dorées vintage, un bustier en cuir moulé Rick Owens, un manteau léger en plumes de paon brodé en Inde, une robe imprimée d’un visage surréaliste (archives Jean-Charles de Castelbajac), et un chapeau Elvis Pompilio en coquilles de moules.

11h44 : Je décide de faire une pause dans un café pour essayer tout ça, et tester mon look sur les Bruxellois d’abord.

12h21 : Je sors des toilettes où je me suis contorsionnée une heure pour enfiler tout ça, sans faire tremper les manches dans les résidus de la fête de la veille.

12h25 : Je suis fière comme Artaban habillé en superhéros à paillettes, et je prends un air dégagé en remontant l’escalier. Personne ne me regarde, sauf les touristes, qui font des photos. Les Maroliens, ils en ont vues d’autres.

Camp
24h en mode Camp, dessin Marie Morelle

12h57 : Je décide de lever le Camp.

13h13 : Je me dirige vers ma voiture, pour filer à Anvers. Il n’y a que dans les musées qu’on sait vraiment s’amuser.

13h14 : J’enlève le PV sur mon parebrise.

13h15 : Je rouvre ma portière pour dégager mon boa fluo qui s’est pris dans le rétroviseur.

16h02 : Embouteillages surréalistes, ce qui est dans le thème. J’arrive au MoMu.

16h03 : Le MoMu est fermé pour travaux. Tout fout l’Camp.

16h04 : Je le savais, mais dans mon enthousiasme, j’avais refoulé. Penaude mais toujours pimpée, je me demande où je vais pouvoir faire mon effet, maintenant.

16h22 : Je pars vers les quais. Je me demande si les stars du gala du Met ont aussi dû se farcir vingt kilomètres de travaux et de pavés sur deux pâtés de maison, avant de pouvoir se la péter.

17h19 : J’enlève mon manteau de plumes, parce que j’ai plus l’impression d’être un personnage de Sésame Street qu’un mannequin Saint Laurent, et que le duvet d’autruche, ça colle au fond de teint nacré, quand on commence à s’énerver.

17h21 : A un passage piéton, un couple pouffe et me montre du doigt. Je leur en montre un aussi.

17h26 : Je suis garée, j’ai mis des sous dans le parcmètre, et avant de faire ma grande entrée dans le monde du Camp, qui signifie littéralement « se camper là », j’avise une boutique de vêtements de créateurs anversois. J’hésite. Je ne suis pas sûre de pouvoir passer l’expérience en note de frais.

18h30 : Je déambule dans la rue, avec une veste en python irisé et une jupe en pompons de cheerleader, que je viens d’acquérir à prix d’or, mais avec la conscience qu’il ne s’agit plus de mode, mais de sociologie. Je ne fais pas du shopping, j’étudie. Je vais à la rencontre de contre-cultures, j’affirme ma personnalité comme les égéries de Gucci, je clame par mon langage symbolique que j’appartiens au clan de ceux qui n’appartiennent à aucun. Je suis second degré, je suis transcendée de tolérance, et je diffuse ce message, avec seulement quelques grammes de cuir verni et un ou deux kilos de sequins. Limite, je sauve le monde.

18h37 : La réaction des passants ne se fait pas attendre : à une table de restaurant, des jeunes gens, cosmopolites à leur accent et au look délirant d’androgynie théâtralisée, me complimentent et me sourient.

18h39 : Je repense à Katy Perry déguisée en hamburger à la fin du Gala. Puisque je n’ai pas New York et son Met Ball, j’aurai Anvers et ses MeatBalls.

18h40 : Je m’assieds avec eux. Ils sont étudiants à l’Académie d’Anvers, et l’excentricité, ça les connaît. D’ailleurs par rapport à eux, j’ai l’air d’une mormone pénitente en camisole de carême.

18h47 : L’un a rasé ses sourcils, sans doute pour avoir moins chaud au visage, et ses ongles longs sont taillés en pointe. Il fait un tout petit peu Nosferatu, mais il faut se faire à tout. Moi, j’adore : les frasques stylistiques de ceux qui s’expriment avec flamboyance et sans fards m’inspirent le plus grand respect.

18h51 : On a un échange passionné et j’ai la confirmation qu’une bonne penderie vaut toutes les thérapies.

20h24 : Ils me proposent de rejoindre des amis à eux qui bossent sur une collection pour un concours international en Asie. Dévorée de curiosité, je les suis.

20h29 : Je ressors de la voiture pour enlever le PV de dépassement de stationnement sur le parebrise.

20h30 : Je rouvre ma portière pour décoincer ma jupe qui traînait.

23h49 : On quitte les ateliers où j’ai rencontré les extravagants qui habilleront un jour les badauds qui gloussaient tout à l’heure. Prescripteur ou follower, on est toujours dans l’un des deux Camps, c’est juste une question de temps.

23h59 : Je leur propose de venir faire la fête à Bruxelles.

1h50 : On arrive à une soirée où je leur présente à mon tour des excentriques de mes amis, filles et garçons, parfois les deux, créatives créatures de leur merveilleuse individualité assumée. Tous se reconnaissent comme s’ils avaient gardé l’avant-garde ensemble.

5h13 : Claquée, je les ai tous laissés danser sur le comptoir, tapisser de glitter le plancher ciré, de bonheur le bar, et le futur d’espoir.

Ma réunion commencera dans quelques heures, et sans me démaquiller parce qu’ils m’ont refilé un fixateur d’eyeliner de compétition, je m’écroule, édifiée, dans mon lit. De Camp, évidemment.

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