Mères toxicos : tolérance zéro? (Témoignages)

Mis à jour le 22 juin 2018 par Laurence Donis
Mères toxicos : tolérance zéro? (Témoignages)

Avant d’être des toxicomanes, ce sont avant tout des femmes. Et leurs enfants, elles les ont dans le sang. Rencontre avec celles pour qui la maternité a tout changé. Un shoot de tolérance à prendre d’urgence.

« Elle a tout le temps la banane ! J’ai de la chance, c’est une enfant super facile », raconte Julie* en couvant du regard le bébé à côté d’elle. Sa petite fille de 7 mois, Alicia, dort paisiblement dans une chambre rose bonbon. Habillée tout de noir, la mère, elle, fait le tour du propriétaire. Ici, une cuisine moderne, là, une salle de bains et un salon cosy, et dehors, un grand parc avec des chèvres et des lapins fluffy. « Il a fallu un peu de temps pour que je prenne mes marques, mais aujourd’hui je me sens enfin chez moi », confie- t-elle. Pour le moment, elle habite seule dans cet appart’ avec sa fille mais il pourrait accueillir trois autres femmes : des mamans toxicomanes qui veulent se soigner, tout en gardant leurs enfants près d’elles. C’est ce que propose le service Kangourou de l’asbl Trempoline, une communauté thérapeutique pour personnes dépendantes, à Charleroi. Julie y est depuis janvier. C’est en cellule qu’elle a entendu parler de ce programme résidentiel un peu particulier. 

« À 18 ans, j’ai fait plusieurs mauvaises rencontres. Je suis tombée amoureuse d’un garçon qui consommait de la drogue et puis d’un autre qui en vendait. Des années plus tard, lorsque je me suis rendu compte que j’étais enceinte, j’étais déjà à deux mois et demi de grossesse. À l’époque, je pensais avorter. J’étais toxicomane et SDF. Mais mon mec et moi, on était recherchés par les autorités et on a atterri derrière les barreaux. Aujourd’hui, je remercie la police parce que c’est ce qui m’a sauvée. J’ai suivi un traitement à la méthadone** et j’ai accouché en prison. Lorsqu’on a posé le bébé sur moi, je me suis dit que je devais tout arrêter. J’ai eu de la chance, ma mère a pu venir me tenir la main pendant le travail. Ça faisait treize ans que je n’avais plus de contact avec ma famille ». Le premier mois n’est pas évident pour la maman, elle ne peut voir sa fille qu’une heure, trois fois par semaine. Alicia naît en état de manque et elle doit être sevrée. Aujourd’hui, elle va bien et Julie tente de se reconstruire à ses côtés. Elle affirme d’ailleurs qu’elle n’aurait pas eu le courage de se soigner si elle avait dû se séparer de son bébé. 

* Les prénoms des mamans et des enfants mentionnés dans cet article ont été modifiés par souci d’anonymat.

** La méthadone est un opiacé de synthèse utilisé notamment dans le traitement de la dépendance à l’héroïne. Elle permet aux personnes toxicomanes d’arrêter de se droguer sans ressentir les signes du manque et de réduire les risques liés à leur consommation.

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Pourtant, Kangourou fait figure d’exception chez nous. 

En Belgique francophone, c’est le seul projet de ce type. « Il faudrait davantage d’initiatives pour les femmes toxicomanes avec enfants mais si on en a besoin, c’est parce que ces mères sont parfois mal reçues par le personnel médical. Dans un monde idéal, les services spécialisés n’existeraient donc pas. Un usager de drogue serait traité de la même manière qu’un diabétique par exemple », explique Sébastien Alexandre, directeur de la Fedito, la Fédération bruxelloise des institutions pour toxicomanes. 

« L’interdit pénal amène l’interdit moral et le discrédit auquel font face les personnes dépendantes rend l’accès à la santé plus compliqué. C’est d’autant plus dramatique pour les femmes enceintes qui ont besoin d’un suivi médical.» Depuis une vingtaine d’années, le réseau Alto essaie de dynamiter les clichés en formant les médecins sur ce sujet mais le jugement est encore parfois présent. Et, spoiler alert : il n’aide évidemment pas. Dans certains cas, il amène les mères à s’isoler et à consommer... pour oublier la honte de ne pas avoir réussi à s’arrêter. Le cercle vicieux est en place. 

Les femmes toxicomanes n’ont d’ailleurs pas besoin des autres pour éprouver de la culpabilité. Elles le font déjà très bien toutes seules : « Lorsque j’ai appris que j’étais enceinte, j’ai décidé net d’arrêter la coke. J’ai craqué une fois pendant la grossesse, le jour de mon anniversaire, mais j’ai tenu bon sur la durée. Et lorsque Maxime est né, j’étais déterminée à le faire passer avant tout. Jamais je n’aurais pensé que j’allais replonger mais ça a été le cas. Forcément, j’ai énormément culpabilisé, de partir en pleine nuit, de ne pas toujours être là pour lui. Je sais que c’est difficile à comprendre mais lorsque l’envie de prendre de la cocaïne est là, je deviens une autre personne. La pulsion monte et plus rien ne compte, il faut que j’aille chercher le produit », raconte Sonia. 

Psychologue de formation, la jeune femme démonte tous les préjugés qu’on peut avoir sur les toxicos.

Non, ils ne sont pas forcément issus de milieux défavorisés ou peu éduqués. C’est d’ailleurs au cours de neuro-anatomie que Sonia apprend les effets des différentes drogues. À l’époque, la coke lui apparaît comme la moins dangereuse pour les neurones et elle se dit innocemment : « Si un jour je devais essayer une drogue, ce serait celle- là. » À 26 ans, elle tombe amoureuse. Premier vrai mec, première expérience. Curieuse, elle accepte quand il lui propose de fumer de la cocaïne, elle qui n’a jamais touché à un joint de sa vie. Au début, c’est festif et puis, ça devient une habitude. Ancienne anorexique, elle se met à consommer pour combler le vide qu’elle ressent et oublier ses nouveaux problèmes d’argent. Psychologiquement, elle devient accro et finit par se cacher pour fumer en solo. « À ce moment-là, on a honte. On se sent désemparé et terriblement seul », souffle-t-elle. À l’asbl Transit, on bosse beaucoup sur ces sentiments, ultra récurrents chez les mamans. 

Dans ce centre d’hébergement de crise, on vient reprendre des forces, faire le point sur sa situation administrative, parler du futur ou simplement apprendre à consommer correc- tement avec des seringues stériles. Ici aussi, zéro jugement. « Les femmes qui arrivent n’ont parfois plus leurs règles depuis deux, trois ans ou leur cycle est perturbé à cause des produits qu’elles prennent. On leur propose de faire un test de grossesse et, s’il est positif, de les accompagner en prenant en considération leur consommation », explique Laetitia Peeters, psychologue chez Transit. 

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« Elles savent très bien ce que ça véhicule comme image une femme enceinte toxico. Elles portent elles-mêmes un regard très négatif sur leur situation. Elles se demandent comment s’occuper d’un enfant alors qu’elles n’arrivent déjà pas à prendre soin d’elles. Mais malgré tout, on leur conseille d’en parler. Si le nouveau-né souffre, ça se manifeste par des tremblements, des pleurs. Le gynéco doit savoir pourquoi afin de l’aider. Et si la maman décide d’arrêter de se droguer pendant sa grossesse, c’est très bien mais elle doit le faire en concertation avec un médecin. Elle ne peut pas stopper d’un coup. Tout passe par le placenta, l’enfant va donc se retrouver en manque et, dans le pire des cas, le sevrage peut être mortel. Lorsqu’il y a un souci à la naissance, des problèmes neurologiques ou une insuffisance respiratoire par exemple, les mères doivent aussi apprendre à gérer leur culpabilité. » 

Pour aborder toutes ces questions, la psy a ouvert un « Espace Femmes » dans le centre. Un lieu safe, où les filles se retrouvent entre elles les mercredis après-midi pour parler sexualité, contraception, violences conjugales... Au centre de la pièce trônent des canaps moelleux et une grande table qui accueille des échantillons de make-up et un sèche- cheveux. Au fond du couloir, deux douches attendent les femmes. Elles viennent d’être nettoyées et le produit 2 en 1 corps-cheveux a été troqué contre un shampoing senteur des îles. Et c’est loin d’être futile. « C’est un espace d’accueil où les mères peuvent faire tomber les barrières. Beaucoup vivent dans la rue, un monde d’hommes, et doivent faire face à des agressions sexuelles. Leur estime de soi est au plus bas, on essaie de les aider à poser une autre identité sur elles-mêmes. Elles sont d’abord des femmes avant d’être prostituées, toxicomanes... Ici, elles prennent du temps pour elles. Parfois, je les maquille et je leur fais un brushing avant qu’elles aillent retrouver leurs enfants, c’est toujours un moment très important », explique Laetitia Peeters. 

La psy rappelle aussi que l’addiction est une maladie. 

Et que si on décide en effet de consommer de la drogue, le moment de basculement dans la dépendance, lui, n’est jamais un choix. « Ça n’excuse pas tout mais c’est une réalité. Personne n’a envie d’être accro. Certains me disent qu’ils vont crever s’ils ne décrochent pas mais l’envie est trop forte. » Évidemment, on peut prendre de la MD ou de la coke avec ses potes en soirée sans avoir de problèmes à régler. Mais sans faire de grosses généralités, beaucoup de toxicomanes qui passent par Transit ont des parcours similai- res : ils ont connu une adolescence difficile, des ruptures familiales, des traumatismes, des violences ou des agressions sexuelles... Dans ces cas-là, le produit se transforme en pansement apaisant. Et c’est sur la plaie qu’il faut avant tout travailler. 

« Ça ne sert à rien de se focaliser sur la drogue, il faut considérer l’ensemble de la situation de la personne. Prendre de l’héro, ça peut être une tentative de traitement, une façon d’atténuer la douleur. Comme avec tout médicament, il y a des effets secondaires et ça peut mal tourner. Mais il y a des tas de gens qui ont une consommation régulée, pour qui le produit fait partie de leur vie sans que l’équilibre ne soit rompu », affirme le Dr Marc De Vos, directeur médical d’Enaden, un centre spécialisé dans le traitement, le suivi et la réinsertion des personnes dépendantes. Assise à côté de lui, la coordinatrice de l’unité consultation Nadine Page ajoute rapidement: « Il faut sortir de cette causalité linéaire “ Une mère dépendante est forcément négligente ”. C’est parfois le cas évidemment mais c’est loin d’être automatique. Ça dépend de beaucoup de facteurs, de son rapport avec la drogue ou de la fonction que le produit vient remplir. » 

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Le schéma est pourtant bien ancré. 

Aux States, un projet de loi du Kentucky veut même donner automatiquement le statut d’« enfant maltraité » aux bébés dépendants nés de mères toxicomanes. Il y a plus léger comme bagage à recevoir à la naissance... Le but ? Permettre au système judiciaire d’accélérer les processus d’adoption. Chez nous, on se la joue plus cool. S’il y a vingt ans, les bébés étaient souvent retirés à leur maman, c’est le cas par cas qui s’applique aujourd’hui. Le bien-être de l’enfant prime mais on estime souvent que le maintien du lien est bénéfique pour les deux côtés. « Au début, je n’osais pas parler de mon addiction, j’avais peur qu’on me prenne mon fils. Et dans notre société, les mères sont plus durement jugées que les pères. Lorsque mes parents ont été au courant, ils m’ont insultée et ils ont appelé le SAJ, le service de l’aide à la jeunesse. Heureusement, j’ai été autorisée à garder Maxime », raconte Sonia. 

Son but, c’est d’arrêter la coke pour de bon, même si elle ne garantit pas qu’elle ne recraquera pas. Elle sait que les rechutes font partie du processus mais qu’une guérison est possible. C’est d’ailleurs la philosophie de l’asbl Trempoline et de son programme Kangourou dont Julie bénéficie. « Certains pensent que la toxicomanie est une maladie chronique. Nous, on estime que chaque personne dépendante peut se rétablir, qu’elle a le droit de s’en sortir », affirme le directeur de l’association, Christophe Thoreau. « Arrêter de se droguer, en soi, ce n’est pas compliqué. En une semaine, les symptômes de la dépendance physique à l’héroïne peuvent disparaître. L’alcool, ça prend beaucoup plus de temps par exemple. Ce qui est difficile en revanche, c’est d’avoir du plaisir sans consommer, d’envisager sa vie et ses problèmes sans produits. Un système de récompense s’est installé, le corps est marqué à vie. » 

Dans le centre, on mise à fond sur la responsabilité. 

Les « résidents », comme on les appelle ici, retrouvent un rythme de vie alors que leur existence était centrée autour de la recherche de drogue. Ce sont eux aussi qui font tourner la maison. L’entretien du parc, les commandes des repas, la cuisine, les petits travaux, ils gèrent ! Certains ont d’ailleurs les clés de la camionnette de l’assos. Pour les mères venues se soigner avec leurs enfants, même constat. Entre deux sessions de thérapie, les mamans établissent les menus, se rendent aux consultations ONE, vont chercher leur bébé à la crèche... Et gérer de front ces deux aspects, la dépendance et la parentalité, c’est loin d’être easy. 

Autre spécificité de Trempoline : 30 % de l’équipe est composée d’« ex ». Des anciens toxicomanes mais surtout des « experts en expériences ». « Ce sont des gens qui sont passés par l’asbl et qui ont fait des études pour venir bosser ici », explique le directeur. « Ils ont une sensibilité particulière, ils connaissent le programme et surtout, ils prouvent aux autres que c’est possible de s’en sortir. Ce n’est pas le Club Med évidemment, ça demande énormément d’efforts. Mais s’il y a de l’amour, au sens large du terme, et un cadre, c’est faisable. » Et ça, c’est une réalité trop souvent oubliée, un message qu’il faut absolument propager. À faire passer. 

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LA TOXICOMANIE, ÇA CONCERNE QUI ? 

> En Belgique, on a recensé 24 000 nouveaux épisodes de traitements en 2016. Soit 24 000 personnes qui ont effectué une démarche pour venir se soigner, que ce soit la première fois ou pas. 

> 28,5 % étaient des femmes.
> 27 % d’entre elles vivaient avec des enfants.
> 15 % des femmes en traitement vivaient avec de faibles revenus. 

« Ces chiffres donnent une indication mais le problème, c’est qu’ils sont biaisés. Il y a toute une série de gens qui n’ont pas décidé de se soigner par exemple. Et certains publics fragilisés passent
à travers nos filets. La décriminalisation des drogues permettrait de sortir de la clandestinité. On aurait davantage de contacts avec certaines personnes que l’on touche moins, notamment des mères toxicomanes qui vivent dans la pauvreté », explique le directeur de la Fedito, Sébastien Alexandre.

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 LE CONCEPT DU « BAS SEUIL » 

« À l’inverse des grands châteaux médiévaux où il est ultra compliqué d’entrer, avec leur pont-levis et leur volée d’escaliers, on veut favoriser l’accès aux soins pour les toxicomanes. C’est gratuit, il ne faut pas prendre rendez-vous, il n’y a pas de conditions d’admission ni de nécessité d’avoir des papiers. Même la porte n’est pas verrouillée. Il suffit de la pousser, pas besoin de sonner », explique Anne Robert, coordinatrice de l’espace Alizés. Au cœur des Marolles, le lieu fait partie du service Parentalité-Addiction implanté dans l’hôpital Saint-Pierre. Unique à Bruxelles, il s’adresse aux (futurs) parents usagers de drogues. Le but ? Proposer une prise en charge précoce et un suivi postnatal.

« On a un rôle d’observation pointue des compétences des parents, du développement de l’enfant mais aussi un rôle de soutien, de soin et d’accompagnement dans la durée. On aide les femmes à se sentir mères, à avoir confiance en leurs capacités. » Ici, on vient se réchauffer, manger un croque- monsieur préparé par la boss, se confier, s’informer, travailler sur les questions de parentalité... et se détendre en famille aussi. Ultra coloré, l’espace est rempli de livres et de jouets pour bébés. Pour Anne Robert, Bruxelles n’a pas forcément besoin de plus de services spécialisés pour les mères toxicomanes : « Ce qui manque surtout, ce sont des relais dans les maisons d’accueil, des logements accessibles, du travail pour les personnes peu qualifiées... Les toxicomanes ont les mêmes besoins que la population en situation de précarité. Pour eux, retourner dans le monde “ normal ” semble très compliqué. On les aide à retrouver de la dignité, à oser revendiquer leurs droits. »