La radio Arabel: fréquence mixte

Mis à jour le 27 février 2015 par ELLE Belgique
La radio Arabel: fréquence mixte

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Sur les ondes de la radio Arabel, Salma Haouach parle féminité, égalité, légèreté. Un coup de pied dans la fourmilière des clichés communautaires.

Grands yeux curieux et slim rentré dans les Ugg, une brune pétillante déboule dans les studios d’Arabel, radio bruxelloise nichée au quatrième étage d’un immeuble de la chaussée de Louvain. Nous sommes à deux pas de la RTBF. Comme chaque lundi soir, Salma Haouach commence sa deuxième journée. Ne vous fiez pas à ses airs d’éternelle étudiante : diplômée de Solvay, Salma est une commerciale polyglotte qui a bossé au Maroc – son pays d’origine –, au Canada, en Espagne et en France avant de poser à nouveau ses valises à Bruxelles il y a presque deux ans. « Lorsque je suis devenue maman, j’ai commencé à tenir un blog, Fashion Mamma. À l’époque, je vivais dans une ville de province pas vraiment rigolote, je me sentais isolée. J’avais envie de retrouver cette ambiance de gynécée qui existe dans la culture arabe. Mais un gynécée 3.0 !»

Aujourd’hui, c’est sur le 106.8 FM que Salma a établi son QG de filles. Tous les lundis, elle les accueille dans « No Man’s Land ». Une émission vraiment interdite aux hommes ? « C’est un de nos collègues masculins qui a suggéré le nom de l’émission, raconte Najet Mimouni, journaliste en charge de la coordination des programmes “jeunes” qui ont investi, tous les jours, la tranche 20 h-22 h d’Arabel. Mais ce n’est pas une émission réservée aux femmes. En réalité, on a même pensé que ce titre pourrait attiser la curiosité des hommes et les pousser à écouter ! »

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Conçu à la manière d’un magazine féminin – acheté par les filles mais lu par tout le monde –, « No Man’s Land » parle de tout : couple, maternité, vie professionnelle, culture, bien-être... C’est léger, grave, ponctué de rires et d’anecdotes comme un dîner entre copines. « Les filles s’intéressent à tout, pas seulement aux sujets girly ! Pendant l’émission, je les invite à réagir par téléphone ou via la page Facebook, continue Salma Haouach. La plupart ont la vingtaine. À 35 ans, je joue un peu le rôle de la grande sœur. Je suis passée par des moments difficiles qu’elles sont peut-être en train de vivre. »

Arabel est une radio bruxelloise. Journalistes, animatrices, chroniqueuses… : majoritaires au sein de la jeune équipe, les femmes n’ont pas attendu la session du soir pour prendre la parole. Sous le casque, certaines portent le voile, d’autres non. Toutes incarnent une diversité irréductible à quelques images d’Épinal – Shéhérazade ou femme soumise. « Nous sommes la troisième ou quatrième génération issue de l’immigration. Une génération de femmes actives, qui bossent, qui ont réussi, qui sont très bien intégrées mais qui, en même temps, ont des traditions, poursuit Salma. À Bruxelles, un citoyen sur cinq est aujourd’hui issu de ce grand ensemble qu’on nomme la communauté arabo-musulmane. Et si la jeune génération lit, écoute et regarde les médias généralistes, elle ne se retrouve pas toujours dans le cœur de cible. »

Tenir compte de ce faisceau d’influences sans tomber dans le communautarisme, c’est la ligne directrice que s’est fixée Arabel. « La nouvelle équipe dirigeante a voulu changer de cap, sortir du stéréotype selon lequel  nous serions la radio des étrangers ou des musulmans, explique Tarik Laabi, rédacteur en chef de la branche francophone. Notre volonté est d’être une radio généraliste, tout en tenant compte des sensibilités des différentes communautés issues du monde arabe. » L’aspect religieux demeure ainsi très présent sur cette radio dont la programmation est rythmée par les appels à la prière et adaptée en période de Ramadan. « De nombreuses personnes ont besoin de retrouver quelque chose de la culture et de la musique de leurs pays, en particulier les personnes plus âgées. Mais ce n’est pas notre objectif premier. Notre cible, ce sont tous les Bruxellois », insiste
le journaliste.

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Financée par des fonds privés (elle appartient à un homme d’affaires bruxellois d’origine maghrébine), Arabel veut surtout se détacher de l’héritage de son ancêtre Al Manar, radio régulièrement accusée de partialité dans son traitement de l’information. En 2011, cette radio privée avait été soupçonnée de faire la pub  du roi Mohammed VI lors du référendum constitutionnel marocain. Classée sans suite, la plainte avait toutefois attiré l’attention du CSA sur le non-respect des quotas de diffusion en langue française. Si Arabel cherche à s’y tenir – 70 % du temps d’antenne en français, 30 % en arabe et berbère –, Tarik Laabi insiste surtout sur sa volonté d’un traitement objectif de l’information. Quelques jours après notre visite, au lendemain des attaques terroristes qui ont frappé Paris, la radio publiait un communiqué de presse sur son site internet réaffirmant son attachement à la liberté d’expression. Multiculturel peut-être, mais média avant tout.

20 h. Les couloirs se vident. L’ambiance se fait plus intimiste. Salma vient de prendre l’antenne. Comme chaque semaine, elle introduit le thème du jour en déclamant une petite fable de sa plume. « Il était une femme qui rêvait en secret d’être Wonder Woman... » Et qui, comme toutes les filles, jongle entre les dossiers à boucler, les courses et le menu du soir. Alors aujourd’hui, sous l’intitulé « Ma meilleure amie, c’est moi », on parle santé et bien-être dans « No Man’s Mand ». Pour alimenter le débat, Salma a convié une brochette – ou plutôt un tajine, plaisante-t-elle – d’invitées : la chroniqueuse culturelle Lucile Poulain, la coach et sophrologue Jamila Ben Azzouz, mais aussi Martine Fallon. Ce soir-là, la star belge de la nutrition étonne tout le monde en moquant la pauvreté nutritionnelle de la laitue pour mieux mettre en avant les vertus du gras ! « Le gras vous rassasie, vous donne un sentiment de satiété et vous permet donc de perdre du poids. Ma belle-mère, qui était turque, mettait de l’huile d’olive dans tout. C’est elle qui m’a initiée à la cuisine méditerranéenne, m’a appris à faire mes premiers caviars, mes premiers houmous. »

Le standard crépite. Les légumes, les épices, l’huile d’olive : « C’est  tout ce qu’on a vu dans la cuisine de nos mères ! » souligne Salma.

« Faire le lien entre tradition et modernité, c’est la voie royale pour insérer ses origines au sein d’un discours majoritaire, explique Elsa Mescoli dans son jargon de chercheuse à l’ULg (spécialité : ethnicité et migrations). Aujourd’hui, le régime méditerranéen est considéré comme sain et la tradition peut être réintégrée à l’idéal dominant de santé. » Et Salma de compléter à l’antenne : « Les beautystas ne jurent que par l’huile d’argan ? Elle est utilisée depuis les siècles par les femmes marocaines ! Elle fait aussi travailler de nombreuses coopératives de femmes. »L’animatrice raconte que sa dermatologue lui a conseillé ce produit pour traiter la peau de sa fille après une varicelle.

Mine de rien, mettre ici et « là-bas » en parallèle, c’est fabriquer une nouvelle base commune au vivre-ensemble. Salma met aussi un point d’honneur à détricoter avec ses invités les stéréotypes qui poursuivent les femmes de la communauté. « Vous pensez que les femmes qui portent le voile sont coincées ? Vous avez tort ! Entre elles, elles parlent beaucoup de sexe. Et certains de mes oncles qui vivent dans l’Atlas ont des idées plus progressistes concernant les femmes que certains Français de province. » L’animatrice n’exclut pas de se frotter à des sujets franchement polémiques comme celui des liens entre féminisme et islam. A-t-elle carte blanche ? « On peut parler de tout, mais pas de n’importe quoi, répond le rédacteur en chef Tarik Laabi dans une pirouette. Il faut simplement respecter l’auditeur et se faire respecter par lui. » Ce qu’on y a découvert, les oreilles et les yeux écarquillés, ce sont les Mipsterz, ces « musulmanes hipsters » qui portent le voile tout en affichant une panoplie ultra fashion : talons hauts, maquillage, leggings et t-shirt à message. Décidément, la frontière entre tradition et modernité, c’est une histoire de filles... Un no man’s land où tout est encore à inventer.

Julie Luong