Créatrice prolifique aux multiples chantiers professionnels et personnels simultanés, la Gantoise de 40 ans vient de remporter le Grand Prix de l’ANDAM 2025, d’être nommée Directrice créative des collections de Marni, et lance parallèlement une marque de maille haut de gamme aux lignes essentielles.

Tout vient à point (de croix) à qui sait attendre. Diplômée de l’Académie d’Anvers en 2008, elle est de la même génération et famille créative que Glenn Martens et Stephanie d’Heygere, qu’elle fréquentait à l’école. Après des débuts auprès de Marc Jacobs à New York, Meryll a rejoint l’équipe de Dries Van Noten en tant que Directrice des collections Femme pendant quatre ans, avant de poursuivre pendant six ans dans la même Maison comme free-lance. Elle fête cette année les cinq ans de la marque qui porte son nom, et accumule les succès à une époque où la mode créateur, écrasée entre les grands groupes et (l’ultra) fast fashion, a plutôt tendance à réduire la voilure. Grande lauréate du prestigieux Prix de l’Association nationale pour le développement des arts de la mode, elle bénéficie déjà d’une visibilité déterminante. « C’est assez hallucinant. Les acteurs de l’industrie sont très enthousiastes, et ça renforce la crédibilité de nos manufactures, de nos fournisseurs, et de nos collaborateurs. Ce prix valorise tous les segments du métier. » Le Grand Prix s’accompagne d’une enveloppe de 300.000 €, qui sera principalement investie dans le développement d’une plateforme digitale et d’une boutique en ligne. Une part importante sera aussi dévolue à sa communication, qui est, comme on le sait, l’incontournable nerf du commerce. Meryll recueille les bénéfices d’années de travail assidu et déterminé, elle crée comme on respire, et inspire sans s’épuiser.

©Thomas Lizzi

Une ambition nucléaire mais concentrée

La distinction de l’ANDAM s’accompagne d’une autre contribution, inestimable celle-ci : une année de mentorat pour la stratégie et la consolidation de sa société, que Meryll a choisi d’effectuer sous l’égide de Sidney Toledano, Directeur général de Dior pendant vingt ans, avant de prendre jusqu’en 2024 la présidence de LVMH. « Je ne pourrais pas être plus heureuse. Si j’avais pu choisir n’importe quelle personne, c’est vers lui que je me serais tournée. » Avec actuellement une cinquantaine de points de vente dans le monde – sa marque est particulièrement plébiscitée aux États-Unis et en Asie avec une pointe au Japon, comme souvent pour les Belges – son ambition ne se place pas sur une augmentation du volume de sa collection, mais plutôt sur le développement d’une ligne d’accessoires. Mais ses projets professionnels, quoique très sollicitant (les trois studios de création qu’elle dirige sont répartis entre deux pays et elle s’apprête à « navetter » entre Deinze pour MERYLL ROGGE et B.B. Wallace, et Milan pour Marni) ne sont pas ses seuls « bébés » : mère de deux petits garçons de 3 et 5 ans, la jeune femme à l’agenda et à la concentration élastiques a pour l’instant rangé les loisirs sur l’étagère de ses souvenirs. Son mantra créatif ? « Proposer des collections qui inspirent, qui captivent le regard et suscitent du désir. Notre ambition reste la même. Nous avons envie de développer toutes nos activités, mais sans nous brûler. » Pour grandir fil à fil, la créatrice s’entoure alors aussi de cachemire, et développe une marque « spin off » de la sienne, ligne de maille de luxe, chaînon-maillon manquant encore à son travail de durabilité transmissible, sensible. 

B.B. Wallace, autre griffe née dans la douceur de l’intemporalité 

Un label tout entier est né d’un cardigan en Shetland à l’extérieur et en cachemire à l’intérieur, best-seller indémodable, addictif : « Il permet des looks un peu “campagne rustique anglaise” sauf que sur la peau, c’est du beurre.  Tous ceux qui l’ont dans leur dressing le portent d’octobre à mars, non-stop, tous les jours.  C’est une pièce de qualité, je n’ai jamais vu ça, moi-même je ne le lâche pas depuis des années. » Pour distinguer sa propre collection de vêtements qui jouent sur les superpositions des matières et des motifs pour tromper le regard et la déconstruction des lignes attendues – iconiques du langage mode anversois –, Meryll Rogge s’est associée à Sarah Allsopp, experte britannique du fil et des savoir-faire traditionnels, pour tricoter B.B. Wallace dans des ateliers spécialisés en Espagne à partir de laines italiennes et de Shetland anglais. « Actuellement, nous testons aussi des usines en Irlande et au Royaume-Uni, pour garder le fil au plus près de l’atelier de fabrication. » Depuis des années, ce cardigan devenu classique résiste aux tendances : « Il ne bouge pas, sa qualité est incroyable. Pour qu’il ne tombe pas dans les oubliettes avec le renouvellement des collections, on a eu l’idée de lui créer une plateforme spéciale, qui est devenue une marque. J’ai cultivé là l’idée de proposer une capsule en dehors du rythme des Fashion Weeks, des belles pièces durables qui traversent le temps. Ce sont des produits hors saisons, bien faits, bien construits. » 

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Collections coordonnées et planètes alignées

Toutes ces opportunités qui fleurissent dans un mouchoir de poche temporel pourraient-elles être dues au hasard ? « Je ne sais pas, nous avons énormément travaillé, mais aussi eu beaucoup de chance ces derniers mois. Le Prix de l’ANDAM et Marni, c’est vraiment un grand cadeau, mais il n’existe pas de succès “easy going”. Ce n’est pas tombé du ciel, alors on apprécie d’autant plus ces manifestations de reconnaissance. J’ai toujours été une grande fan de Marni, et c’est un honneur énorme de m’être vu offrir cette position. À titre personnel, c’est un rêve devenu réalité. Aussi loin que remontent mes souvenirs d’étudiante en mode, je connaissais la marque sur le bout des doigts. Je me sentais déjà proche de ce travail sur les textures, sur les couleurs et les formes. Si déjà très jeune et sans expérience on ressent un lien naturel artistique avec une maison, ça s’exprime ensuite intimement dans toutes les facettes d’une construction créative. » 

©Thomas Lizzi

Souplesse obligatoire

Pour gérer sa famille entre deux allers-retours Belgique-Italie (avec une majorité de son temps investi à Milan), Meryll va bientôt s’adjoindre les services d’une nounou, et professionnellement, elle communique déjà beaucoup digitalement avec ses différentes équipes (« je n’ai pas vu mon print designer depuis cinq ans ! », plaisante-t-elle). Peut-être une petite pause après la Fashion Week parisienne début octobre, « notre défilé clôturera la semaine de la mode, c’est très gratifiant, d’autant que nous avons parallèlement présenté B.B. Wallace lors de la Fashion Week d’Amsterdam en septembre. J’ai la chance de travailler avec des collaborateurs ultra-performants, très talentueux, et capables d’avancer de façon très indépendante. Nous restons évidemment en connexion à peu près permanente, mais quand on a des années d’expérience à avancer tous les jours ensemble, une nouvelle organisation peut s’installer très naturellement ». Directrice artistique aux casquettes en cascade, la créatrice souligne que le niveau opérationnel sera son prochain gros défi, « pour que les choses se passent en douceur : clairement, je ne peux pas être partout en même temps. Mon challenge principal sera de garder du recul, de continuer à porter une vision claire, un point de vue très personnel de la mode. Ce qui nous distingue est l’individualité pour tous nos projets. Le secret est de ne pas trop regarder ce que font les autres ». Elle nous invite, par son originalité, à garder les yeux braqués sur ses collections, qui sont des éléments de langage singulier dans le vocabulaire de l’avant-garde. Des propositions dans la plus pure tradition subversive du Nord, avec désormais en plus un accent italien, universel, exclusif et narratif.