Happycratie: comment la société nous oblige à être heureux

Publié le 18 février 2019 par Laurence Donis
Happycratie: comment la société nous oblige à être heureux

Dans une société où l’injonction au bonheur est sur toutes les lèvres, « smile or die » est le nouveau mantra. Mais le développement personnel serait-il l’arnaque du siècle ?        

Le spleen n’est plus à la mode. Et il n’y a pas qu’Angèle et Roméo qui le disent. Vous avez sûrement dû le remarquer, petit à petit, le bonheur à tout prix s’est érigé en philosophie de vie. L’injonction à être heureux est partout. Les livres de développement personnel se hissent systématiquement en tête des ventes d’Amazon (devant Dicker et Harry Potter). Les happiness managers envahissent les bureaux, les applis pour améliorer notre « score de bonheur » se multiplient et, depuis 2018, Yale propose même un cours dédié au sujet, « La psychologie et la belle vie ». Le programme cartonne. Rien que sur Insta, le hashtag #GoodVibesOnly a déjà été utilisé plus de 7 millions de fois. Le mot « only » est significatif, il n’y a de la place ici que pour les bonnes ondes, on vous défie d’ailleurs de poster une photo sombre. On le sait, et vous aussi, une image lumineuse où vous affichez un éclat de rire faussement spontané récoltera bien plus de likes. Forcément, dans un premier temps, on ne voit pas vraiment où est le problème. Etre heureux, ça a l’air plutôt sympa, et tout le monde approuve. Dans le même ordre d’idée, personne n’est contre la paix dans le monde, les chiots ou les parts de pizzas. Mais ce que dénoncent la sociologue Eva Illouz et le docteur en psycho Edgar Cabanas, ce sont les effets pervers d’une société où le bonheur est devenu une religion.  

Dans leur livre sorti il y a quelques mois, « Happycratie », ils expliquent comment cette industrie a pris le contrôle de nos vies. « C’est un véritable business qui s’est développé avec des bouquins, des coachs de vie, des applications, etc. Les gens sont devenus obsédés par l’idée d’être heureux. Ils sont constamment en train de faire un travail sur eux-mêmes, d’analyser ce qu’ils peuvent améliorer ou ce qui leur manque… Et forcément, ça pousse à la consommation. Il y a toujours une nouvelle technique, un nouveau guide ou un nouveau produit à essayer, qui promet de meilleurs résultats. Mais cette quête ne s’arrête jamais, il n’y a pas de ‘stade final’ : on n’est jamais trop heureux », analyse Edgar Cabanas. Le chercheur explique qu’il faut toujours se demander à qui profite cette industrie du bonheur. Pascal Minotte, psychologue et responsable de projets au Centre de référence en santé mentale, confirme. « Des gens zen en toutes circonstances sont évidemment plus faciles à gérer. Si une entreprise paie un happiness manager à ses employés, ce n’est pas pour rien. Elle a intérêt à leur apprendre à maîtriser leur énervement plutôt que de les amener à questionner le système en place. »  

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Mais cette quête absolue du bonheur ne vient pas de nulle part. C’est vers la fin des années 90 que la « psychologie positive » s’est répandue. Un produit made in USA, forcément. Le concept ? Chacun peut réinventer sa vie et atteindre le meilleur de lui-même en adoptant un regard plus positif sur soi et sur le monde environnant. Easy peasy. A grand renfort de financements nord-américains, la psychologie positive a vite été considérée comme une science. Et ses apôtres se sont multipliés comme des petits pains. Mais qui dit science dit vérité incontestable : l’idée ne peut pas être réfutée, ce qui est évidemment bien pratique... Le problème avec ce mode de pensée c’est qu’il est ultra culpabilisant. Derrière le message « tout le monde peut être heureux, il suffit de le vouloir », on entend surtout « c’est un peu de votre faute si vous n’y arrivez pas, fallait bosser les gars ». « Aujourd’hui, chacun est responsable de son bien-être et chacun s’arme comme il peut pour trouver sa voix, son équilibre », explique Pascal Minotte. « Mais l’injonction au bonheur, c’est sympa quand tout va bien. Dans le cas contraire, ça peut amplifier certaines détresses ». 

Ce que dénoncent aussi Eva Illouz et Edgar Cabanas dans leur livre, c’est la vision très individualiste que promeut la psychologie positive. Si être heureux est une question de volonté personnelle et de perfectionnement de soi, pourquoi s’engager et se préoccuper des autres ? Martin Seligman, l’un des gurus du mouvement, a même établi une « happiness formula ». D’après le psy, le bonheur dépendrait à 90% de facteurs individuels et psychologiques (la génétique compterait pour 50%, nos actions et pensées pour 40%). Les circonstances de vie et les facteurs extérieurs, eux, ne seraient responsables que pour dix malheureux pour cent. « Ce qui est dit ici, c’est que les forces sociales, les biais culturels, les structures politiques ou encore la distribution du pouvoir ne sont pas importants. Chacun peut créer son propre bonheur en travaillant sur soi, en faisant des thérapies, en achetant des livres… », explique Edgar Cabanas. « Si on suit ce raisonnement, cela ne sert à rien de vouloir améliorer la société. A quoi bon se battre pour une éducation de qualité, une répartition plus juste des richesses ou de meilleures conditions de travail ? » Dans leur livre, les auteurs critiquent d’ailleurs les « indices » mis en place par les politiques pour quantifier le bonheur de la population. Pour eux, cela sert surtout à détourner notre attention d’indicateurs socio-économiques plus problématiques : les inégalités de genre, la corruption, la ségrégation sociale, le taux de chômage… Don’t worry, be happy.        

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En Belgique aussi, l’intérêt porté au sujet a augmenté en flèche. C’est ce qui ressort d’une nouvelle « enquête nationale du bonheur » menée par l’Université de Gand. 3800 personnes, de tous les âges et de tous les milieux, ont été interrogées lors de longs entretiens. Et tout y est passé : travail, argent, santé, amour, relations sociales,… Résultat ? Ce n’est pas la grande joie (mais la psychologie positive dirait de regarder le verre à moitié plein). Sur une échelle de 0 à 10, la moyenne est de 6,55 chez nous. A partir de 8, on peut estimer que l’on est heureux, le score est obtenu par environ 30% des Belges. Il n’y a pas de différence selon le genre mais, lorsque toutes les variables sont similaires (même âge, mêmes revenus, même stabilité affective, etc.), il apparaît que les francophones sont légèrement plus happy que les flamands. Et apparemment, ce sont les seniors qui sont les plus satisfaits de leur vie. « On a observé une grande solitude chez les jeunes. Ils ressentent beaucoup de pression, de stress et ils ont parfois tendance à confondre bonheur et plaisirs de courte durée. Acheter une nouvelle voiture pour avoir l’impression d’être plus heureux par exemple », analyse le Dr. Lieven Annemans. Professeur d’Economie de la Santé à l’Ugent, c’est lui qui a dirigé l’étude nationale. 

« Les personnes plus âgées réalisent en revanche un meilleur score pour les ‘3B’. Il s’agit de trois besoins qui, s’ils sont satisfaits, participent grandement à notre bonheur : le besoin d’autonomie, le besoin de compétence et le besoin d’appartenance sociale ». Traduisez : si on ne vous dicte pas systématiquement ce que vous devez faire, que vous gérez vos tâches au boulot et dans le privé, et que votre vie sociale ne se résume pas à fêter l’anniversaire de votre chat, c’est le smile assuré. Ou presque. Etre en bonne santé et avoir assez d’argent pour vivre dignement, ça aide, forcément. D’après Lieven Annemans, les résultats de l’étude prouvent aussi que la psychologie positive a ses limites. « Il faut arrêter de se concentrer uniquement sur soi-même. L’enquête a démontré que les gens plus disponibles pour les autres sont généralement plus heureux, et que la politique a une responsabilité énorme. Le bonheur moyen de la population augmente lorsque les conditions de vie sont bonnes, que la criminalité est en baisse, que la répartition des richesses est équitable… ».       

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Ca paraît logique et pourtant la psychologie positive n’en parle jamais. Les livres de développement personnel et les coachs ont encore de beaux jours devant eux. Un peu de bonheur sera toujours préférable à pas de bonheur du tout. Forcément, tout n’est pas à jeter, et si la méthode fonctionne pour certains, tant mieux. « C’est difficile d’échapper à cette injonction parce que nous sommes humains. Mais c’est déjà un premier pas de réaliser qu’il s’agit d’un business et que cette industrie promeut une vision réductrice, simpliste du bonheur », explique l’auteur d’Happycratie. Même si regarder une vidéo Youtube sur les « 8 habitudes des personnes incroyablement heureuses » paraît moins fatiguant que de s’engager pour une cause commune.

« C’est lié évidemment mais je pense que les gens aujourd’hui sont surtout en quête de sens. Vos passions, ce qui vous fait bouger le matin, c’est ça qui compte », affirme Pascal Minotte. « Il faut s’émanciper des gros clichés, de ce bonheur guimauve qu’on voit sur Instagram où le paradis ressemble à une fille en bikini sur une plage de sable blanc. C’est important de prendre conscience qu’on ne traverse pas l’existence dans un état d’extase permanent. La tristesse, l’échec font partie de la vie et surtout, ils sont nécessaires. » Une piqûre de rappel qui injecte un sentiment de lâcher-prise dans les veines. On s’autorise à zapper le sourire permanent façon Mickey sous Prozac. Et on respire.