« Petites mains » aux doigts Dior

Mis à jour le 15 février 2018 par Elisabeth Clauss
« Petites mains » aux doigts Dior

Immersion dans le programme de formation exclusif de la Maison Dior, dans les ateliers Haute Couture.

Dans un monde hyper technologique centré sur l'image et l'immédiateté, les « métiers de la main » se transmettent encore, patiemment, aux jeunes générations, entre passion et mission d'utilité publique.

Un immeuble discret de la rue François Premier à Paris, à quelques mètres de la boutique et des salons prestiges de la Maison Christian Dior de l'Avenue Montaigne. C'est ici que se conçoivent, à la main, les pièces uniques des collections Hautes Coutures parmi les plus désirables au monde. Cette matinée d'automne est baignée de soleil, et nous pénétrons dans les étages en même temps que les discrètes employées qui oeuvrent dans cette ruche silencieuse. Nous montons à l'étage « tailleurs ». Juste en dessous, c'est « le flou » (les jupes, blouses et robes vaporeuses et légères, par contraste avec les tailleurs structurés). Du sol au plafond, tout est blanc, des tables aux blouses des artisans. C'est parce que chacun a besoin du maximum de lumière et de clarté possible. Avec mon pull rouge, je crains presque de créer une distraction. Précaution inutile : tout le monde est extrêmement concentré. L'ambiance est studieuse, presque recueillie. On n'entend que le bruit des machines et encore, on dirait qu'elles chuchotent. On m'explique en période de collection, c'est-à-dire peu avant les défilés, l'atmosphère est plus animée. Aux postes de travail, toutes les générations se côtoient.

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Une formation d'excellence

Hanako, 24 ans, issue d'un milieu éduqué, apprend son métier auprès des autres couturières, notamment de Christiane, la doyenne de l'atelier, quarante-trois années de Maison Christian Dior, qui possède le plus haut titre pour les couturières en haute Couture, « Première Main Hautement Qualifiée ». Hanako, apprentie depuis deux ans, me fait visiter l'atelier, me promène entre les tables de coupe, les tables de repassage (aspirantes, pour éviter de devoir manier des fers de plus de cinq kilos, comme le faisaient les petites mains par le passé). Originaire de Toulouse, cette jeune femme cultivée se destinait à une carrière scientifique, comme l'y destinait son histoire familiale. Inscrite en médecine, elle ne se sentait cependant pas à sa place. Attirée par les métiers d'arts, Hanako rencontre alors des couturières, sent l'appel des « métiers de la main », l'artisanat, et se renseigne à la Chambre Syndicale de la Couture. « J'ai appris qu'il existait un concours de recrutement organisé en collaboration avec LVMH. Quand les candidats arrivent en fin de sélection, ils ont l'opportunité de rencontrer les directeurs des ressources humaines deux maisons du groupe : Christian Dior et Berluti. J'ai choisi la première, et je suis entrée en formation comme apprentie en CAP ». Sa spécialisation ? Les vêtements sur mesure et les tailleurs dames. Une semaine sur deux, à raison de trente cinq heures par semaine, Hanako se forme à un métier rare, sous la supervision de son maître d'apprentissage, placé tout près d'elle à son poste de travail. L'autre semaine, elle suit les cours de la Chambre Syndicale. On y dispense des cours de dessin, de Couture, de technologie du tissu (toutes les propriétés des textiles). Hanako s'instruit d'Histoire de l'Art, apprend le patronage. A l'atelier, chacun est polyvalent, et lorsque la jeune femme aura accompli son cursus d'apprentissage en 4,5 ans, elle sera hautement qualifié pour oeuvrer dans des ateliers de Haute Couture. En période « normale », l'atelier tailleurs compte une trentaine d'artisans et sept apprentis. Deux mois avant les défilés Couture, en janvier et en juillet, les effectifs peuvent doubler, et les extras sont souvent les mêmes personnes, qui connaissent bien les processus de création de la Maison.

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Des « petites mains » aux petits oignons

Ce n'est pas le cas dans toutes les maisons, mais les artisans et apprentis sont chouchoutées chez Dior : « avant les défilés on fait plus d'heures mais il y a toujours un moment où on nous pousse à rentrer chez nous. Il existe un planning qui indique qui est resté jusqu'à quelle heure, pour équilibrer la charge de travail. Une masseuse passe aussi dans les ateliers pour nous détendre le dos et les épaules ». En 2017, l'artisanat haut de gamme fait encore rêver une jeunesse pourtant biberonnée aux technologies numériques. Car le travail de la Haute Couture n'a pour ainsi pas changé depuis le début du vingtième siècle. Lorsque Hanako aura accompli son apprentissage, elle pourra se prévaloir d'un « brevet professionnel en tailleur dame ». Dior a pris en charge sa formation, et lui paye un salaire. Après presque cinq années d'un apprentissage de très haut niveau, la jeune femme, comme tous les autres élèves-artisans, pourra éventuellement choisir de partir travailler dans une autre Maison, n'étant pas contractuellement lié à la Dior qui a pourtant investi dans son éducation. Mais les liens créés ici sont tissés d'admiration et de loyauté, et puisque nombre de petites mains partiront bientôt à la retraite, les jeunes héritiers d'un savoir-faire précieux ont à coeur de le développer au sein de la Maison qui les a formés. « Dans un monde en mutation, je me sens privilégiée de pouvoir perpétuer un savoir-faire historique. Je ne pense pas que ce travail de la main disparaîtra de sitôt. Il existe encore des maisons qui se battent pour maintenir ce métier d'exception. »

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Une volonté d'organiser la formation au sein des ateliers Haute Couture

Plus bas dans les étages de bureaux, nous rencontrons Emmanuelle Favre, directrice des ressources humaines de Dior Couture. Dans ces couloirs comme plus haut dans les ateliers, l'ambiance est calme, les personnes que l'on croise spontanément souriantes. Emmanuelle Favre, impliquée dans l'ouverture d'opportunités aux jeunes et aux femmes notamment, a initié en 2013 le programme d'apprentissage dont bénéficie Hanako et ses camarades aujourd'hui. « Il y a toujours eu des apprentis dans la Maison, mais il était devenu nécessaire de structurer ces formations. La plupart de nos vêtements et accessoires naissent de la main. » Pour cette jeune femme brune avenante et centrée, le programme de formation ainsi organisé au sein de la Maison Christian Dior en partenariat avec la Chambre Syndicale était une façon de promouvoir l'excellence du savoir-faire français, mais aussi d'ancrer ce qui lui est apparu comme une responsabilité essentielle, et vitale pour la Maison. Issue d'une famille de détaillants en prêt-à-porter, Emmanuelle Favre est née dans le textile, et elle a poussé dans la mode. A son tour de la faire grandir. « J'investis beaucoup d'énergie dans la transmission des compétences et du savoir-faire. C'est une trace qu'on laissera. La Maison ne vend pas que des produits, elle offre aussi du rêve. » Pour sélectionner les élèves qui bénéficieront de la formation, Emmanuelle Favre interroge les aspirants au-delà de leurs motivation.s Elle s'intéresse à la force de leur personnalité, recrute « des jeunes déterminés, plein d'envies, d'énergie, d'enthousiasme ». Un vocabulaire de passion, pour une carrière qui ne peut se vivre que comme une vocation. « Ils se dirigent vers des métiers exigeants, qui demandent patience et résilience. C'est une des principales caractéristiques des carrières d'artisanat : on doit être capable de recommencer et de façonner jusqu'à l'obtention d'un chef d'oeuvre. Or les jeunes vivent dans un monde d'images et d'instantanéité. Ici, on leur demande des qualités d'humilité et de ténacité. » Apprendre, recommencer. Pour la formation en maroquinerie, les apprentis sont envoyés dans les ateliers à Florence. Tous ne sont pas de jeunes étudiants, certains sont des artisans en reconversion, des spécialistes de la mosaïque par exemple.

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Une sociologie de l'apprenti qui a évolué

« Longtemps, on arrivait à l'apprentissage par défaut », décode Emmanuelle Fravre. « Dans les années 50-60, c'était la seule voie pour des jeunes filles pauvres et peu éduquées, mais aujourd'hui, l'artisanat et l'apprentissage sont beaucoup plus valorisés pour leur efficacité sur le marché de l'emploi. Nous recrutons des profils détenteurs d'un BAC et d'un BTS (brevet de technicien supérieur), qui reviennent en CAP (certificat d'aptitude professionnelle). De nos jours, les jeunes apprentis sont instruits ; cette formation est un choix conscient, et non le fruit d'un déterminisme social. » Depuis 2013, la Maison Christian Dior a ainsi formé une soixantaine d'apprentis (dont 70 % de femmes). Les uns feront carrière dans les équipes qui les ont accueilli et accompagnés, d'autres partiront avec leur précieux bagage en main : « puisque la formation est très longue, certains peuvent choisir de s'orienter vers d'autres terrains d'apprentissages. D'autant qu'on ne peut pas employer tout le monde. On leur fait cadeau de leur formation, c'est une sorte de mission d'utilité publique, pour qu'ils soient parfaitement opérationnels sur le marché du travail. »

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Le futur de la Haute Couture

Chez Christian Dior, la Haute Couture se porte bien, mais le secteur, globalement, décline. Emmanuelle Favre analyse : « nous vivons dans un siècle d'immédiateté, et peu de clientes acceptent encore d'attendre deux mois pour recevoir leur commande. Mais il existe encore un marché à un fort pouvoir d'achat, notamment en Chine, au Moyen Orient, en Russie, où il y a encore des occasions de porter de la Haute Couture. C'est une question de culture, et ça reste un métier d'avenir. Car plus le monde deviendra technologique, plus les métiers de la main, avec leurs humanité et leurs imperfections, seront émouvants. Il y aura toujours une clientèle pour l'artisanat qui porte une histoire, et pour l'exception qui est tissée de rêves. La Maison Dior se réinvente, mais s'inscrit aussi dans une histoire très présente dans la modernité. Les apprentis ont le sentiment d'être les maillons d'une grande chaîne qui les transporte et les transcende. La robotisation et la technologie ne pourront jamais remplacer cela. »

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Emmanuelle Favre. Photo Philippe Biancotto

Women @Dior, l'autre transmission

Le 8 mars 2017, Emmanuelle Favre a initié Women@Dior, un programme de mentorat impliquant 200 cents jeunes femmes de moins de trente ans. Des « femmes leaders » de la Maison Dior parrainent des étudiantes inscrites dans les 40 écoles partenaires, réparties dans 10 villes du monde entier : New York, Tokyo, Séoul, Dubaï… « Si les femmes n'accèdent pas encore assez aux postes de responsabilité, c'est par manque de confiance, de self-marketing et de réseau. C'est sur ces leviers que nous travaillons avec elles. Plus on commence tôt à renforcer les compétences d'une femme, plus notre action est efficace. C'est un cadeau à faire à cette jeunesse. » Mère de trois jeunes filles, Emmanuelle Favre s'engage dans le renforcement des compétences féminines au sein de la Maison Christian Dior : « nous sommes 70 % de femmes dans la société mais ce que je ressens encore, même s'il n'existe ici aucun machisme d'entreprise, c'est que les femmes doutent souvent d'elles-mêmes. Le premier frein du leadership des femmes vient des femmes elles-mêmes. Si elles n'ont pas 140 % des compétences requises pour le job, elles renoncent. Dans la même situation, les hommes foncent ».