Pourquoi les créateurs de mode désertent-ils les Fashion Weeks ?

Mis à jour le 14 janvier 2019 par Malvine Sevrin
Pourquoi les créateurs de mode désertent-ils les Fashion Weeks ?

Ils bousculent les codes de la mode pour quelque chose de moins conventionnel. Est-ce la fin des Fashion Weeks telles que nous les connaissons ?

Un vent de rébellion souffle sur la mode. Les créateurs sont de plus en plus nombreux à vouloir évincer les règles imposées par le milieu. Pourquoi un tel changement ? Début de réponse dans ce dossier.

Pourquoi les défilés traditionnels sont-ils remis en question ?

La remise en cause des mécanismes traditionnels de l’industrie de la mode par les créateurs est avant tout la preuve d’un nouvel état d’esprit. Que celui-ci se manifeste par l'envie de remettre la création au centre ou le besoin de préserver sa santé mentale. La raison de cette remise en question ? des défilés jugés exténuants, trop onéreux et obsolètes.

Un rythme qui ne laisse pas de temps à l’inspiration

Le rythme effréné imposé par la création de 6 collections par an fait peser sur les créateurs un poids considérable qui est devenu au fil des années de plus en plus difficile à porter. Le départ de Raf Simons après 3 années et demie de créativité florissante chez Dior en est la preuve.

Quelque temps après son départ, le designer flamand s’est exprimé sur cette difficulté à prendre du recul: « J’avais tous les moyens techniques pour réussir, mais il me fallait davantage de temps entre les collections pour trouver l’inspiration. Je ne suis pas le genre à aimer faire les choses vite, les idées ont besoin de mûrir. » (challenges.fr)

Le temps, c'est donc cette denrée rare qui manquait cruellement au créateur de talent pour pouvoir s'épanouir pleinement dans son art. En effet, Raf Simons vivait au rythme de quatre collections de prêt-à-porter et deux de haute-couture pour Dior, sans oublier les deux défilés pour sa marque éponyme. Une cadence infernale qui a fini par le dépasser. Sans doute la raison pour laquelle le créateur belge a décidé de faire le grand saut en quittant Dior et le monde du luxe pour Calvin Klein et le prêt-à-porter.

Car ce qu'il ne faut pas oublier, c'est que les directeurs artistiques sont avant toute chose des artistes dont le seul but est de créer. Mais comment continuer à créer lorsqu'une pression intense repose sur leurs épaules ? Comment être un artiste lorsque l'on est confronté aux contraintes du marketing et de notre société de consommation ?

Ces dernières années, les plus grandes Maisons de mode parisienne ont vu leur emblématique directeur artistique quitter le navire. Raf Simons chez Dior, Albert Elbaz chez Lanvin, Hedi Slimane chez Saint Laurent... Seul Lagerfeld semble résister contre vents et marées. Ces changements répétés témoignent d'une mutation profonde qui s'opère au sein de l'industrie de la mode, soumise depuis longtemps à une très forte pression et à de nouvelles habitudes de consommation.

Le coût exorbitant des défilés

Les Maisons de mode dépensent une somme d'argent considérable pour les défilés: mannequins, invitations, lieu du show, mise en scène, maquillage, coiffure... Mais alors, combien coûte réellement un défilé ?

Mise en scène: Les plus grandes maisons de mode rivalisent d'inventivité pour en mettre plein les yeux à leurs invités. Chanel en tête. Chaque année, Karl Lagerfeld transforme complètement la nef du Grand Palais à Paris: l'aéroport labellisé Chanel Airlines, la brasserie rétro Gabrielle, le très chic supermarché Chanel Shopping Center, le théâtre post-apocalyptique, le jardin japonais et dernièrement la fusée Chanel... Le Kaizer de la mode ne manque pas d'imagination pour emmener la griffe parisienne toujours plus loin. Des décors toujours plus spectaculaires année après année, saison après saison. On estime le coût de la mise en scène à environ 15 à 20% du budget total du défilé.

Mannequins: L'autre source de dépense après la mise en scène. Elles sont en moyenne une trentaine par défilé. Les plus connues gagneront environ 15 000€ par défilé, tandis que les anonymes toucheront entre 2000 et 4000€.

Maquillage et beauté: Coiffeurs et make-up artist sont indispensables pour finaliser. Un autre poste de dépense important.

Invités: les stars assises au premier rang des défilés sont rarement rémunérées par les marques. Cependant, certaines se font financer le voyage par la marque et offrir une tenue. Et cela peut très vite faire monter le budget...

Au total, il est difficile de chiffrer exactement le coût d'un défilé puisque cela dépendra aussi de la taille du show et de la renommée de la marque. Selon Didier Grumbach, le président de la Fédération française de la Couture "Il faut compter au minimum 100.000 €" (challenges.fr) Ce montant dépasserait les 5 millions d'euros pour les grands noms tels que Chanel, Vuitton et Dior.

Obsolète, archaïque, hors sujet: le défilé n’est plus en phase avec son époque

Si de nombreux créateurs rejettent peu à peu le système traditionnel des défilés, c'est aussi parce qu'ils estiment que les défilés ne sont plus en phase avec leur époque. En 2017, à l'heure du numérique, du web 3.0., de la 4G et des partages instantanés sur les réseaux sociaux, la question se pose: le défilé a-t-il encore sa place ?

Il suffit de jeter un œil à l'assemblée durant un défilé pour remarquer que l'attention est plus portée sur les téléphones que sur le vêtement en lui-même. Le revers de la médaille. Demna Gvasalia, fondateur du label Vetement et directeur artistique de Balenciaga, s'en est rendu compte lors de l'un de ses shows: "Je voyais tout le monde filmer avec leurs écrans. J’ai réalisé que 80% des vêtements n’étaient pas vraiment vus ou compris." (Vogue)

Autre argument: les défilés sont un procédé archaïque, obsolète, hors sujet avec notre époque. Tom Ford avait d'ailleurs déclaré que "la tradition consistant à montrer une collection quatre mois avant qu'elle soit exposée en magasin est une idée archaïque qui n'a plus aucun sens". (Journal du Luxe)

En effet, le développement du numérique a changé nos habitudes de consommation. Désormais, nous voulons tout, tout de suite. Pas question d'attendre des mois avant de mettre la main sur la dernière collection qui buzze sur Instagram. Ce à quoi certains défendeurs des défilés traditionnels répondront que le but des défilés est avant tout de créer l'envie...

Quelles alternatives ?

Face au coût exorbitant, à la cadence effrénée et à l’obsolescence des défilés, de nouvelles alternatives voient le jour... Certains créateurs choisissent de défiler en dehors du calendrier officiel, de nombreux autres optent pour le modèle du « See now buy now » ou rassemblent leur lignes féminines et masculines sous un même show, d'autres encore renoncent carrément aux podiums.

Hedi Slimane avait marqué les esprits lors de la présentation de sa dernière collection pour Saint Laurent en 2016. Son défilé tant attendu avait eu lieu un jour avant le calendrier officiel de New York et surtout loin de la capitale française, là où la griffe avait toujours traditionnellement défilé. Le lieu du crime ? La mythique salle de concert du Hollywood Palladium à Los Angeles. Il fallait oser déplacer l’épicentre de la mode dans la Cité des Anges, Hedi l’a fait sans sourciller. Changement de lieu, changement de date: il n’en fallait pas davantage pour bousculer la très codifiée fashion-sphère.

Depuis les exemples se succèdent…

Au lieu de défiler comme à son habitude lors de la Fashion Week de New York, le créateur Ralph Lauren organisera une présentation privée dans le garage de sa maison à Bedford, dans l’État de New York. Un lieu original pour présenter ses nouvelles créations au milieu de sa collection personnelle de voitures de luxe. Le 12 septembre prochain, les vêtements de la collection automne-hiver 2017 de Ralph Lauren côtoieront donc de vieilles Ferrari, Bugatti et autres Bentley. En plus du changement de lieu, le créateur américain a également opté pour le concept du « see now buy now », rendant ses créations directement disponibles à la vente.

Le concept du "see now buy now" en a séduit plus d'un en 2017: Diane Von Furstenberg, Burberry, Tommy Hilfiger, Mulberry. Une révolution qui divise le monde de la mode en deux. Sans surprise, les Maisons françaises, ancrées dans la tradition, sont les premières à le rejeter en bloc. Ce système de vente quasi instantané a la côte chez les créateurs de mode anglo-saxons, plus excentriques et désireux de voir bouger ce système ancestral.

Quand au collectif Vetements, créé par les frères Gvasalia, eux ont carrément décidé de renoncer aux podiums: " J'en ai eu marre. Je pense qu'on doit commencer un nouveau chapitre. Les défilés de mode ne constituent plus un outil vraiment pertinent. On a fait le défilé dans le sex-club, le restaurant, l'église. On a avancé le calendrier, on a montré les collections homme et femme ensemble. C'est devenu répétitif et épuisant. On refera quelque chose quand on en aura besoin. Ce sera comme une surprise." confiait Demna Gvasalia dans les pages de Vogue. La marque continuera à créer une collection par an, mais celle-ci ne sera plus présentée sous forme de show. Leur concept ? le "no-show". En juin dernier, Vetements a présenté sa collection printemps-été 2018 via des photos prises dans les rues de Zurich. La collection portée par des citoyens ordinaires et capturée par Demna Gvasalia, a été dévoilée uniquement sur Instagram. Loin de l'agitation et du stress des défilés. Une petite révolution dans le monde de la mode.

En réalité, ils sont de plus en plus nombreux à faire l'impasse sur les défilés. Même les plus grands noms de la mode. Dernièrement, la Maison Martin Margiela a elle aussi boudé la Fashion Week homme de Paris en juin dernier et préféré une présentation à la place.

La question que l'on peut se poser aujourd'hui est: "Pourquoi la mode, qui est par nature avant-gardiste, synonyme de changement, de nouveauté, refuse-t-elle tellement de quitter le moule ?"